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LA LATITUDE DES FORMES AVANT ORESME

« Ceux qui soutiennent que la charité peut être accrue en son essence professent des opinions qui se peuvent réduire à deux. L’une d’elles prétend que cette vertu croît par addition d’une charité à une autre charité, l’autre opinion soutient que la charité croît en intensité parce qu’elle approche davantage de son terme, c’est-à-dire de la perfection de charité… Mais je ne puis comprendre la première supposition ; en toute addition, en effet, il faut entendre deux choses différentes dont l’une est ajoutée à l’autre. Soient donc deux charités différentes ; elles se distinguent ou par différence spécifique ou seulement par différence numérique ; mais elles ne peuvent différer d’espèce, car toutes les charités sont une vertu de même espèce ; elles ne peuvent non plus être numériquement distinctes, car plusieurs formes accidentelles de même espèce ne peuvent coexister en un sujet numériquement un, alors surtout qu’il s’agit de formes absolues et non pas de formes relatives. Cette supposition donc provient d’une fausse imagination ; certains conçoivent l’augmentation de la charité à la façon de l’accroissement d’un corps, opération en laquelle il y a addition d’une quantité à une autre quantité. Je dis donc que, lorsque la charité croît, il ne se produit, en ce changement, aucune addition ; de même, au quatrième livre des Physiques, le Philosophe affirme qu’un corps devient plus blanc ou plus chaud sans aucune addition de blancheur ni de chaleur ; mais la qualité préexistante devient plus intense parce qu’elle s’approche davantage de son terme. »

Comment donc devons-nous concevoir l’opération par laquelle un corps devient de plus en plus blanc ? Devons-nous dire qu’il existe des blancheurs qui, considérées en elles-mêmes, dans leur essence, et indépendamment du corps qu’elles affectent, seraient pins intenses les unes que les autres ? Un corps devient-il plus blanc parce qu’il reçoit successivement ces blancheurs essentiellement plus parfaites les unes que les autres ? Point du tout. Considérée en elle-même et dans son essence, la blancheur est unique ; elle n’est pas susceptible de plus ou de moins. Mais à cette blancheur absolue, le corps participe plus ou moins complètement. Une forme accidentelle, une qualité n’a donc, par essence, ni intensio ni remissio ; si ces mots peuvent être employés, c’est seulement lorsqu’on parle des rapports de cette forme avec le sujet qu’elle affecte… « Dire qu’une forme est plus grande[1], c’est dire qu’elle existe davantage (magis inesse) dans le sujet qui en est suscep-

  1. Sancti Thomæ Aquinatis Summa theologica, Secunda pars secundæ partis principalis quæst. XXIII, art. 25.