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LE MOUVEMENT ET LE TEMPS

Il en garde ce principe[1] :

« Dieu ne regarde pas la matière comme passant nécessairement de forme en forme suivant un certain ordre déterminé ; mais un agent naturel ia regarde nécessairement de cette façon, car il ne peut pas passer immédiatement de n’importe quoi à n’importe quoi. Cette différence ne fait rien à la possibilité ou à l’impossibilité de ramener une chose qui soit numériquement la même ; cet ordre, en effet, considère les formes au point de vue de leurs natures spécifiques, mais il ne considère pas si elles sont numériquement identiques ou distinctes. À la forme du vin, donc, la forme du vinaigre peut seule succéder tout aussitôt, et la transformation inverse ne se peut faire d’une manière immédiate ; mais que la forme du vinaigre succède à telle forme individuelle du vin ou à telle autre, cela est indifférent à cet ordre. »

« Toute la nature active[2] est donc, en sa transmutation, attachée à un certain ordre dans la suite des formes (tota natura activa est alligata cuidam ordini formarum in transmutatione). En sorte que la nature tout entière ne pourrait, à la forme du vinaigre, faire succéder immédiatement la forme du vin. Seul, Dieu, dans son action, n’est pas contraint par cet ordre. Cet ordre est surtout nécessaire, à l’égard d’un agent naturel, quand il y a passage du moins parfait au plus parfait ; en effet, ce passage ne se peut effectuer par les moyens les plus nombreux, mais bien par les moyens les moins nombreux. »

Ainsi, passer toujours du moins parfait au plus parfait, et par la voie la plus simple, telle est la consigne qui impose à la nature de suivre, dans les transformations qu’elle opère, un ordre immuable ; aucune de ces transformations n’est immédiatement réversible

Saluons l’apparition de cette pensée. Bien timidement et bien vaguement encore, à l’antique théorie d’un Monde qui parcourt éternellement, une infinité de fois, le même cycle fermé, elle oppose l’idée d’un Monde où le cours naturel des choses se fait dans un certain sens invariable, de telle façon que tout retour au point de départ est impossible.

Pour démontrer que les agents naturels ne pouvaient reproduire, avec son identité numérique, une substance précédemment détruite, saint Thomas d’Aquin avait eu recours à cet argument :

  1. Joannis Duns Scoti Op. laud., lib. IV, dist. XLIII, quæst. I : Utrum resurrectio generalis hominum sit future Primo, de possibilitate.
  2. Joannis Duns Scoti Op. laud., lib. IV, dist. XLIII, quæst. III, de secundo articulo principali.