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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

le jour sidéral abstrait, conçu par l’astronome, n’en garde pas moins une durée invariable. Par là, toute la théorie péripatéticienne du temps se trouve ruinée.

Nicolas Bonet, d’ailleurs, poursuit son œuvre ; ce qu’il a dit du lieu et du temps, on en peut aussi bien reconnaître la vérité lorsqu’on examine les mesures du géomètre. Pour mesurer des longueurs, il faut une longueur fixe. Où se trouve l’étalon qui garde cette longueur invariable ? Cette règle de bois que nous appelons un pied, a-t-elle aujourd’hui même longueur qu’hier ? Quelle certitude en avons-nous ? La longueur immuable, répond Bonet, elle n’existe en aucune barre concrète de bois et de pierre, mais dans une figure, abstraite de toute matière, que le géomètre conçoit et de laquelle il raisonne.

Ainsi, en tout ordre de grandeurs, l’unité, l’étalon n’est pas une chose qui existe, d’existence réelle, hors de notre esprit ; c’est une abstraction qui n’a que l’existence conceptuelle au sein de notre esprit.

« Tous les philosophes[1], tant anciens que modernes, s’accordent à déclarer que l’unité est indivisible, car être un, c’est être individu. Mais ici, remarquez avec soin que cela s’entend selon la considération mathématique, en tant que l’unité est abstraite de toute matière sensible, Sinon, il ne serait pas vrai que l’unité fût absolument indivisible ; en effet, l’unité par laquelle un morceau de bois est un, qui a son support dans le bois (quæ subjective est in ligno), peut être divisée par l’effet de la division du bois, tout comme les autres accidents du bois ; de même que le morceau de bois se laisse diviser en morceaux de bois, de même l’unité du morceau de bois se laisse subdiviser en d’autres unités. Mais si on la considère au point de vue mathématique[2], l’unité est indivisible, et être un, c’est être individu. »

L’unité n’est donc vraiment unité que pour le mathématicien qui la conçoit séparée de toute matière sensible ; elle ne peut être réalisée sans cesser d’être unité.

Et il en est ainsi même du nombre entier. Si le nombre dix demeure toujours un seul et même nombre dix, qu’il se trouve réalisé dans une troupe de dix chevaux ou dans une meute de dix chiens, c’est parce qu’il est un nombre abstrait. Dès là qu’on le veut tirer de l’existence purement conceptuelle, à l’existence

  1. Nicolai Boneti Tractatus de prædicamentis, libellus de quantitate, cap. XIII ; ms. no 16.132, fol. 159, col. d.
  2. Au lieu de : mathematice, le texte, par une erreur évidente porte : metaphysice.