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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

la multiplication de la chose qui fournit le fondement n’entraîne pas une multiplicité du complément [donné par l’âme] ; elle ne l’entraînerait que si la multiplication de cette chose produisait une diversité dans la raison (ratio) du fondement qu’elle fournit.

» Nous voyons, par exemple, tous les hommes individuels fournir une même chose qui est le fondement du concept d’homme ; et c’est de l’âme que ce concept reçoit son complément. Comme les divers hommes individuels sont, selon la même raison (ratio), fondements de ce concept, ils peuvent, nous le voyons, être aussi multiples qu’on voudra ; l’âme n’en formera cependant qu’un concept numériquement unique de l’essence de l’homme.

» Mais maintenant, voici ce qui en est du temps ; C’est de l’âme, nous l’avons dit, qu’il reçoit son complément ; du premier mouvement, il tient seulement le fondement sur lequel reposera ce complément. Supposons qu’il y ait plusieurs premiers mouvements ; de tous, le fondement du temps proviendrait suivant la même raison… ; dès lors, le temps ne recevrait de l’âme qu’un seul et même complément d’existence… »

À la question posée, donc, « il nous faut répondre : S’il y avait plusieurs premiers mouvements, le temps serait multiple dans son fondement ; mais il serait uniquement un dans son complément, à cause de l’unité de raison qui se trouve conservée dans le fondement » multiple.

En deux mots, la doctrine de Grazadei peut se formuler ainsi : Le temps est un concept abstrait que notre intelligence forme à partir de tout mouvement concret, et qui demeure toujours le même, quel que soit le mouvement concret à partir duquel il a été formé. En ce qu’elle a d’essentiel, cette pensée est identique à celle de Nicolas Bonet.

Nous avions fait observer que la théorie de l’horloge absolue proposée par Bonet était sans lien avec la théorie atomistique du temps et du mouvement soutenue par cet auteur ; de cette affirmation nous avons maintenant une preuve manifeste, puisque Grazadei, qui ne fait même pas allusion à cette théorie-ci, enseigne celle-là ; bien loin d’admettre avec Bonet, que le temps, discontinu dans la réalité, tient sa continuité de notre esprit, le dominicain d’Ascoli admet, avec Jean le Chanoine, que le temps, continu dans son existence réelle, reçoit de l’intelligence sa distinction en parties ; mais cette opposition entre les deux docteurs ne les empêche pas de concevoir de la même façon l’existence du temps unique qui sert de mesure à tous les mouvements.