Page:Duhem - Le Système du Monde, tome VII.djvu/44

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
37
L’INFINIMENT PETIT ET L’INFINIMENT GRAND

En disant que le point est indivisible, on ne veut pas dire qu’il en soit ainsi ni que cette proposition soit vraie au pied de la lettre ; mais, d’une première manière, on énonce cette proposition selon l’imagination des mathématiciens, comme si le point était indivisible ; non que l’on doive croire qu’il en est ainsi, mais parce qu’en effectuant des mesures, on voit revenir les mêmes conditions que s’il en était ainsi. — Hoc non dicitur quia ait ita vel quia sit verum de virtute sermonis, sed uno modo hoc dicitur secundam imaginationem mathematicorum, ac si esset punctum indivisibile ; non quia debeant credere quod ita sit, sed quia in mensurando revertantur eædem conclusiones[1] sicut si ita esset. »

Si l’on veut bien saisir la pensée de Buridan, il convient, croyons-nous, de rapprocher le passage que nous venons de citer d’un autre passage qui se trouve en la Métaphysique du même auteur, et qui concerne les hypothèses astronomiques des excentriques et des épicycles. Voici ce que Buridan écrivait à ce sujet[2] :

« À l’autorité des astronomes, le Commentateur répondra : Cette façon de supposer ou d’imaginer des épicycles et des excentriques est valable en vue du calcul, pour connaître les lieux des planètes, les dispositions qu’elles affectent les unes par rapport aux autres et par rapport à nous ; c’est fout ce que demandent les astronomes ; il est donc permis d’user de telles imaginations, bien qu’il n’en soit pas ainsi en réalité. — Iste modus ponendi seu imaginandi epicyclos et excentricos bene valet ad computationem et ad sciendum loca planetarum et habitudines eorum adinvicem et ad nos ; et nihil plus petunt astrologi ; ideo licet uti talibus imaginationibus quamvis non sit ita in re. »

La similitude presque absolue des expressions révèle l’analogie des pensées ; Buridan regarde évidemment les divers indivisibles, le point, la ligne, la surface comme étant, pour le géomètre, ce que les excentriques et les épicycles sont pour l’astronome ; ce sont de pures fictions, qui n’ont aucune réalité hors de l’esprit ; mais en raisonnant sur ces fictions, on parvient à des résultats conformes aux mesures pratiquées sur les corps réels.

Buridan juxtapose donc deux Géométries : Une Géométrie où l’on considère des points, des lignes et des surfaces et qui n’est pas autre chose qu’une construction de l’esprit ; puis une Géométrie physique, conforme à la réalité, et qui ne traite jamais que de

  1. Le texte dit : conditiones ; il nous semble qu’il faut lire : conclusiones.
  2. Joannis Buridani Quæstiones in Metaphysicam Aristotelis ; lib. XII, quæst. X, fol. LXXII, col. c.