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LE MOUVEMENT ET LE TEMPS

point de vue de la considération mathématique, comme on le dira plus loin au sujet du temps.

» Si vous me dites : Vous êtes en contradiction avec nos ancêtres (progenitores) — Je vous réponds : Celui qui, en cette matière que constituent l’instant et le temps, parle en mathématicien, celui qui, par son intelligence, abstrait l’instant présent de tel ou tel état instantané pris en tel ou tel mouvement, n’a affaire qu’à un seul et même état présent, du moins par équivalence, comme nous l’avons dit.

» En outre, nos ancêtres tenaient pour absolument impossible qu’il y eût plusieurs Mondes et, partant, plusieurs mouvements premiers au même titre ; ils en concluaient qu’il ne peut y avoir à la fois ni plusieurs temps ni plusieurs instants présents. Mais nous, nous nous écartons d’eux au sujet du principe et, partant au sujet de la conclusion qui découle nécessairement de ce principe.

» Allumons donc que l’instant présent change avec la latitude et que l’instant présent change avec la longitude ; qu’on n’a pas le même instant présent sur terre, sur mer et au ciel, mais des instants présents différents. »

Bonet affecte, semble-t-il, de donner à sa conclusion une forme qui reproduise celle qu’Aristote avait employée ; par là, il marque plus nettement la contradiction entre la théorie nouvelle et l’ancienne doctrine. En même temps, il nous déclare le changement de principe qui devait amener la ruine de l’opinion péripatéticienne. Tout ce que le Philosophe a enseigné au sujet du temps est, en dernière analyse, suspendu à ce dogme : Il n’existe, il ne peut exister qu’un seul premier mobile et, partant, qu’un seul mouvement premier ; ce premier mouvement unique marque, pour tous les autres mouvements, un seul et même temps. En affirmant que Dieu peut, s’il lui plaît, créer plusieurs Mondes, Étienne Tempier a ruiné le fondement qui portait la théorie péripatéticienne du temps ; de même, en affirmant que Dieu peut imposer à l’Univers un mouvement de translation, il avait privé de base la théorie péripatéticienne du lieu.

Nous avons entendu Bonet distinguer entre la multiplicité des instants présents réels et l’unicité de l’instant présent mathématique ; entendons-le, maintenant, poursuivre la même distinction au sujet du temps. Les pages qu’il écrit à cette occasion méritent d’être rapportées presque en entier ; elles sont assurément parmi les plus claires qu’on ait jamais composées sur cette difficile question.