Page:Duhem - Le Système du Monde, tome VII.djvu/379

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
372
LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

puisse avoir le temps hors de l’âme, c’est celle qui établit la continuité entre le passé et le futur ; mais ce qui n’est pas encore ne peut être mis en continuité avec ce qui n’est plus ; partant, toute continuité entre les parties du temps provient de l’âme qui, seule, les continue l’une par l’autre.

» Or Aristote imagine que l’âme met la continuité dans le temps de la même façon que le mathématicien imagine la génération d’une ligne mathématique purement conçue, par l’écoulement d’un point… Voulant donc donner le moyen par lequel nous devons concevoir le temps, Aristote prend exemple du moyen par lequel le mathématicien, à l’aide du glissement d’un point, imagine la génération d’une ligne. Veux-je, par exemple, rendre actuel un temps passé ? J’imagine qu’un instant présent (nunc) coule jusqu’à tel présent marqué (præsens signatum) ; par là, j’imagine simplement qu’un certain indivisible s’écoule le long des parties changeantes et successives d’un mouvement (fluens secundum aliud et aliud prius et posterius in motu), jusqu’au dernier état (esse) que l’âme veuille, en ce mouvement, rendre actuel, jusqu’à l’état où elle entend que ce mouvement prenne fin… L’écoulement de cet indivisible ; c’est le temps.

» Aristote ne dit pas, comme certains comprennent ses propos, que l’instant présent mesure le mobile, mais bien qu’il suit le mobile. Et voici ce qu’il faut entendre par là : De même que le mobile, par son écoulement, engendre le mouvement, de même un certain indivisible, savoir un certain instant présent conçu par l’esprit, par son écoulement engendre le temps. Cet instant suit le mobile en ce sens que l’esprit, en concevant le mobile, conçoit la continuité [du mouvement de ce corps] ; dans l’écoulement de ce mobile, il trouve le fondement d’un certain indivisible qui suit constamment ce mobile ; alors, tandis que le mobile glisse d’une partie à l’autre de son écoulement, de même l’âme imagine que cet indivisible glisse d’une partie précédente à une partie suivante de son propre écoulement ; lorsque l’âme conçoit que le mobile se trouve en telle partie [qui est placée avant telle autre], cet indivisible qu’elle conçoit et qui est l’instant présent se trouve en une région de son écoulement qui correspond à cette partie-là et qui précède celle qui correspond à cette partie-ci. Tout cela se passe toujours objectivement[1] dans l’esprit (Et hoc semper in anima objective).

» Ainsi, alors, que le mobile reste toujours, en soi, le même

  1. Dans le sens où nous dirions : subjectivement.