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LE MOUVEMENT ET LE TEMPS

L’instant présent (nunc) est chose absolument unique, en tous les lieux et pour tous les mouvements.

« À l’instant présent où je parle[1], en ce même instant présent, le roi des Tartares s’assied ; il n’y a donc pas un instant présent homme parie en cet autre Monde, sous cet autre Ciel. »

Dès là que l’instant présent est unique, le temps, lui aussi, est forcément unique. « Voici comment je prouve cette conclusion[2] : Le temps est constitué par l’écoulement des instants présents qui viennent les uns après les autres (Tempus constituitur per fluxum ipsorum nunc secundum, prius et posterias). Mais il n’est pas possible qu’il y ait plus d’un instant présent. Il est donc impossible qu’il y ait plus d’un écoulement, partant plus d’un temps.

» J’explique ce raisonnement à l’aide d’une analogie,

» Selon ce qu’imaginent les mathématiciens, c’est un point qui, en s’écoulant, engendre la ligne, comme l’instant présent, en s’écoulant, engendre le temps. Mais s’il ne pouvait exister qu’un seul point, il ne pourrait y avoir, de ce point, qu’un écoulement unique et, par conséquent, qu’une ligne unique. » Ainsi donc, puisque l’instant présent est unique, il ne peut, en roulant, engendrer qu’un seul et même temps.

Cette comparaison était familière à Aristote. Il a parfois parlé de l’instant présent comme de quelque chose qui, au cours de la durée, demeure toujours le même ; parfois, aussi, il a considéré, dans le temps, des instants présents qui diffèrent les uns des autres et se succèdent les uns aux autres. Ainsi le mathématicien tantôt considère, sur une ligne, un point unique et mobile qui, en glissant, décrit la ligne ; tantôt, sur cette ligne, il marque des points fixes et distincts les uns des autres. Pierre Auriol qui, nous venons de le voir, se place plus volontiers au premier point de vue, explique en ces termes[3] quelle est sa pensée :

« Pour rendre tout cela évident, il faut savoir que l’existence du temps hors de l’esprit n’est pas, comme je l’ai dit plus haut, ce qu’est, hors de l’esprit, l’existence des êtres positifs ; le mot temps, en effet, ne désigne rien de positif ; la seule existence que

  1. Petri Aureoli Quæst. cit., art. III : Utrum repugnet formali rationi temporis plurificari ; p. 40, col. a.
  2. Pierre Auriol, loc. cit., p. 39, col. b, et p. 40, col, a.
  3. Petri Aureoli Quæst. cit., art. V : Utrum sit idem nunc in toto tempore ; p. 44, col. a et b.