Page:Duhem - Le Système du Monde, tome VII.djvu/363

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
356
LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

l’altération ? » La réponse que Buridan donne à cette question[1] diffère entièrement de celle qu’a reçue la question analogue dont le mouvement local avait fait l’objet. Il n’est aucun mouvement d’altération que l’on ne puisse expliquer sans invoquer l’existence d’une forme fluente, distincte de la qualité qu’acquiert ou perd le sujet altérable ; on n’introduira donc pas cette réalité inutile. « On ne supposerait l’existence d’un tel flux que pour sauver la succession ; mais cette succession peut être sauvée sans que l’on ait recours à cette réalité surajoutée… ; une telle forme additionnelle serait donc l’objet d’une supposition entièrement oiseuse ; on verra clairement que cette supposition est oiseuse en sauvant sans elle toutes les raisons qui semblent fournir des arguments en faveur d’un tel flux. »

Par une analyse qui s’efforce de ne contredire à aucune certitude, de ne rien supposer que d’indispensable, Buridan en vient à établir une différence extrême entre le mouvement local et les autres genres de mouvements considérés par Aristote. Pour ceux-ci, il se contente de la théorie posée par l’École nominaliste ; il les résout en deux réalités permanentes, le sujet qui se meut, et la qualité ou la grandeur que ce sujet acquiert ou perd. Pour le mouvement local, il donne, contre les Nominalistes, raison à Duns Scot ; il attribue ce mouvement à une réalité purement successive intrinsèque au mobile. Cette doctrine, qui assigne au mouvement local un caractère par lequel il se distingue de tous les autres mouvements, est assurément l’une des vues les plus profondes et, peut-on dire, les plus prophétiques du chef de l’École parisienne. Elle ne tarda pas à être abandonnée par ses disciples, qui, à l’exception d’Albert de Saxe, n’en comprirent pas l’importance.

L’enseignement de Buridan eut, d’abord, à l’Université de Paris, une grande influence ; les maîtres de cette Université acceptèrent pleinement, semble-t-il, ce que cet enseignement leur disait du mouvement ; en particulier, ils admirent, selon l’opinion de Duns Scot, que le mouvement local était constitué par une certaine réalité purement successive intrinsèque au mobile ; cette opinion, ils y adhérèrent en vertu des arguments qu’avait invoqués Buridan. Puis, peu à peu, on vit diminuer la confiance accordée à cette doctrine scoliste par ceux qui suivaient les méthodes de la philosophie parisienne ; graduellement, ils rendirent leur faveur à la doctrine d’Ockam.

  1. Johannis Buridani Op. laud. lib. III. quæst. II : Utrum ad alterationem requiratur fluxus distinctus ab alterabili et qualitate sccundum quam est alteratio.