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LE MOUVEMENT ET LE TEMPS

pas le flux d’une forme ou d’une réalité permanente quelconque.

La seconde théorie est développée par Grégoire de Rimini. Il n’existe pas de réalités purement successives. Tout mouvement requiert, d’une manière absolument nécessaire, la coexistence de deux réalités permanentes. L’une de ces réalités est le mobile. L’autre est la réalité que le mobile acquiert partie après partie ; celle-ci est une forme dans le mouvement d’altération, un lieu dans le mouvement local. Si cette dernière venait à faire défaut, le mouvement ne pourrait exister ; il ne pourrait y avoir mouvement local là où il n’y aurait pas de lieux susceptibles d’être occupés les uns après les autres ; un corps absolument isolé de tout corps immobile propre à lui fournir un lieu ne pourrait pas être mû de mouvement local.

La troisième théorie est celle de Guillaume d’Ockam. Aussi rigoureusement que Grégoire de Rimini, Ockam proscrit toute réalité purement successive. Selon lui, le mouvement n’est qu’un nom qui désigne un assemblage de concepts. Toute chose signifiée par un de ces concepts est une chose permanente ; tel est, d’abord, le mobile ; tel est, ensuite, ce que le mobile acquiert ou perd, forme acquise ou perdue dans le mouvement d’altération, lieu occupé dans le mouvement local. Mais pour qu’il y ait mouvement local, il n’est pas nécessaire que le lieu acquis par le mobile soit un lieu réellement existant ; il suffit que ce soit un lieu conçu et simplement hypothétique. Un corps qui existerait isolément, séparé de tout autre corps immobile apte à lui fournir un lieu réel, peut néanmoins être mû de mouvement local, parce que s’il existait hors de lui quelque corps immobile, ce mouvement lui ferait acquérir successivement de nouveaux lieux.

De ces trois théories, quelle est celle qui renferme la vérité ? Et si la vérité se partage entre elles, dans quelle mesure chacune d’elles se trouve-t-elle favorisée en ce partage ? Telles sont les questions que Jean le Chanoine, Grégoire de Rimini et Guillaume d’Ockam ont, par leurs enseignements divergents, posées à leurs successeurs.

Ces questions, les maîtres de la Scolastique s’efforceront à l’envi de les résoudre ; mais après eux, elles continueront d’exercer la sagacité des philosophes ; sous des formes de langage qui ont varié, mais qui n’ont rien changé au fond des pensées, nous les entendons agiter autour de nous ; et peut-être sont-elles destinées à être débattues aussi longtemps qu’il y aura, dans le monde, du mouvement, et des hommes pour tenter de comprendre ce mouvement.