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LE MOUVEMENT ET LE TEMPS

nombre ; ainsi en est-il du temps mesuré ; c’est une grandeur composée de continu et de discontinu.

Telle est, esquissée à grands traits, la doctrine que Pierre Auriol professait au sujet du temps.

« Elle est manifestement fausse, dit Jean le Chanoine[1], en ce qu’elle dit que le temps tient de l’âme son existence ; cette proposition, en effet, a été réfutée en la précédente question ; c’est, en outre, un article excommunié à Paris par l’évêque de Paris et par toute l’Université ; ils ont déclaré qu’il était erroné de prétendre que l’ævum et le temps existassent en la seule conception de notre âme. »

C’est peut-être pour échapper aux atteintes de cette condamnation, tout en gardant l’essentiel de la théorie de Pierre Auriol, que certains maîtres[2] attribuaient au temps une entité complexe, présentant un élément matériel et un élément formel ; qu’ils le regardaient, comme ayant, hors de l’intelligence, une existence matérielle, et comme tenant de l’intelligence son existence formelle.

Parmi ces maîtres, se trouvait un certain François Bleth dont Jean le Chanoine nous a seul conservé le nom et l’opinion. François Bleth disait donc « que la continuité ou continuation est, dans le temps, quelque chose de matériel, tandis que la distinction (discretio) est quelque chose de formel ; le premier caractère ne provient pas de l’âme, mais le second en provient, en sorte que l’entité du temps se forme par l’intégration de ces deux éléments. »

Jean le Chanoine n’admettra pas cette doctrine de François Bleth ; la continuité et la discontinuité sont deux subdivisions d’un même genre ; il n’est pas possible que l’une joue le rôle de matière et l’autre le rôle de forme à l’égard d’une même entité. D’ailleurs, si Pierre Auriol place en l’âme l’existence tout entière du temps, si François Bleth fait, du temps, une entité mixte dont la matière est extérieure et la forme intérieure à l’intelligence, il veut, lui, que « d’une manière formelle, et par toute son entité, le temps existe hors de notre âme ». Mais en dépit de ces divergences entre le Chanoine et ses prédécesseurs, nous retrouverons beaucoup de la pensée de ceux-ci et, particulièrement, de François Bleth, dans la remarquable théorie du mouvement et du temps que nous allons entendre de sa bouche.

  1. Joannis Canonici Op. laud., lib. IV, quæst. VI, art. I ; éd. cit., fol, 45, col. c.
  2. Joannis Canonici Op. laud., lib. IV, quæst. V, art. II ; éd. cit., fol, 43, col. c et d.