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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

demeure toujours le même point, comme un mobile qui change de lieu demeure toujours le même mobile.

Fort de cette doctrine, qu’il regarde avec raison comme conforme au sentiments d’Aristote, Auriol déclare[1] qu’à son avis, « le temps n’existe pas hors de l’âme ». « Il imagine que l’existence du temps provient de l’âme de la même manière que le mathématicien imagine que le point géométrique, en glissant, cause une ligne. Lorsque le mathématicien veut imaginer une ligne droite, il imagine qu’un point glisse en droite ligne ; lorsqu’il veut imaginer un cercle, il conçoit un glissement circulaire d’un point. Ainsi, au gré d’Aristote, en est-il de l’instant ; si je veux mettre en acte le temps passé, j’imaginerai qu’un instant présent (nunc) glisse jusqu’à tel présent (præsens) que j’ai marqué ; de même, si je veux mettre en acte le temps futur, j’imaginerai qu’un certain invisible glisse à partir de l’état que voici (ab isto mutato esse) en allant toujours vers l’avenir. Et c’est ce glissement même qui est le temps (ei ille fluxus est psum tempus)[2]. »

Ce glissement d’un état présent indestructible, qui constitue le temps, n’est rien hors de l’esprit qui le conçoit ; de même que la trajectoire d’un point n’est rien hors de l’imagination du géomètre.

Dans l’âme qui le conçoit, ce temps peut être considéré de deux manières, comme quantité indéterminée ou comme quantité mesurée et réduite en nombres[3]. Lorsque je parle simplement d’une ligne, d’une surface, je conçois des grandeurs indéterminées ; une ligne de deux coudées ou de trois coudées, au contraire, est une grandeur que la mesure a réduite en nombre. Ainsi en est-il du temps ; je puis concevoir le temps d’une manière indéterminée ; je puis aussi considérer un temps mesuré et réduit en nombres, un temps de tant d’années ou de tant de mois ou de tant de jours.

Considéré d’une manière indéterminée, le temps est une grandeur continue ; « il n’est pas autre chose, en effet, qu’une succession ; mais toute succession est grandeur continue, car la succession, c’est une certaine chose qui précède et une certaine chose qui suit se continuant l’une l’autre en un terme commun ; c’est le passé et le futur se continuant l’un l’autre dans le présent. »

Toute grandeur mesurée, au contraire, est composée de continu et de discontinu ; elle implique à la fois, en effet, continuité et

  1. Petri Aureoli Op. laud., quæst. cit., art. V : Utrum sit idem nunc in lolo tempore. Ed. cit., p. 44, col. a.
  2. Les propres paroles de Pierre Auriol (loc. cit.) sont : « Iste fluxus illius indivisibilis, sive fluxus illius priuas indivisibilis, est ipsum tempus. »
  3. Joannis Canonici Op. laud., lib. IV, quæst. V, 2a dubitatio ; éd. cit., fol, 44, col. b. — Cf. Petri Aureoli Op. laud., quæst. cit., art. I ; éd. cit., p. 35.