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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

» Mais, par ce qui précède, on voit que c’est faux.

» Sans doute, la première Intelligence ne se trouve pas comprise, à titre de sujet, dans la ligne de succession du temps ; elle n’est pas le fondement de la distance au temps passé ou au temps futur ; mais elle tombe dans cette ligne à titre de terme, parce qu’elle peut servir de temps au temps à l’égard du passé et du futur ; de même disions-nous qu’elle peut servir de terme à la distance à l’égard du lieu et de la position ; ainsi donc qu’elle peut, dans le lieu, désigner divers objets en disant ; ici, et : là, elle peut, dans le temps, désigner divers événements, en disant : à tel instant passé, maintenant, à tel instant futur. »

Bonet ne méconnaît pas, sans doute, les difficultés d’une telle doctrine où l’on parle de la distance d’un objet logé, d’un objet corporel à ce qui n’est pas un corps, à une intelligence, à la première Intelligence ; il sait ce qu’on peut lui objecter :

« Pour qu’un être puisse servir de sujet[1] à cette présence grâce à laquelle on dit qu’une chose est ici, qu’elle est en tel lieu, il faut que l’on puisse dire : entre cet être et cette chose, il y a une certaine distance ; une certaine distance linéaire peut être interceptée entre cet être et la chose en laquelle ce rapport de présence trouve son fondement. En voici la preuve : Je puis dire que je suis ici et que vous êtes là parce que nous sommes les deux extrémités d’une même distance linéaire. Mais entre deux intelligences ou bien entre une intelligence et un corps, une telle distance linéaire ne saurait être interceptée. »

Bonet n’accorde aucune valeur probante à cet argument. « On l’appelle, dit-il, l’Achille d’un certain auteur ; mais il ne conclut pas. On imagine ici quelque chose, en effet, qui est une pure fiction : c’est qu’entre le lieu et ce qui est logé, il y a toujours une certaine distance linéaire. » Que la distance, que la proximité ou l’éloignement se mesurent à l’aide de la longueur d’une certaine droite interposée, cela est vrai pour les corps dont la manière d’être en un lieu consiste à être entourés par d’autres corps ; mais cela n’est pas vrai d’une manière générale ; entre une intelligence et un corps, la distance, la proximité ou l’éloignement est un certain rapport auquel l’intelligence sert de terme sans servir de sujet ni de fondement et qui ne suppose aucunement l’existence d’une certaine longueur entre ce corps et cette intelligence.

Cela revient à dire que la distance, telle que nous la concevons entre les corps, est un cas particulier d’un rapport beaucoup plus

  1. Nicolai Boneti Op. laud., lib. VIII, cap. VI, ms. cit., fol. 178, ro.