Page:Duhem - Le Système du Monde, tome VII.djvu/295

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
288
LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

Nous venons de signaler une divergence entre la théorie que les Questions exposent et celle que l’Abrégé résume ; elle est la seule que l’on puisse relever entre les passages que ces deux ouvrages consacrent au lieu ; elle est aussi la seule qui sépare, à ce sujet, l’enseignement de Marsile d’Inghen de celui d’Albert de Saxe ; hors ce point, l’accord est parfait entre ces deux enseignements, si parfait qu’il serait oiseux d’analyser ici ce que le disciple répète, après le maître, en des questions auxquelles il a précisément donné les titres et imposé l’ordre qu’Albertutius avait adoptés pour ses propres questions.

Contentons-nous d’indiquer une précision ajoutée par Marsile aux propositions formulées par son prédécesseur,

Albert de Saxe a déclaré à plusieurs reprises que le mouvement d’un corps ne supposait aucunement l’existence concrète d’un corps extrinsèque immobile ; pour que le corps soit en mouvement, il suffit que sa manière d’être subisse un changement intrinsèque.

D’autre part, il est bien certain que nous ne pouvons imaginer ce changement, si ce n’est comme un changement de position par rapport à un certain terme de comparaison regardé comme immobile. L’opinion soutenue par Albert de Saxe consiste donc à affirmer que ce terme de comparaison n’a pas besoin d’exister d’une manière actuelle et concrète, qu’une existence abstraite lui suffit. Mais cette opinion ne nie pas que tout mouvement suppose la possibilité de concevoir un terme de comparaison idéal auquel notre raison rapporte les positions du mobile. Albert de Saxe avait négligé de donner, à ce sujet, les indications qu’avaient déjà fournies Guillaume d’Ockam et Walter Burley.

Ces indications, Marsile d’Inghen les reprend avec plus d’insistance que ses prédécesseurs : « On dit qu’un corps se meut de mouvement local, éerit-il[1], lorsqu’il change d’instant en instant sa position d’ensemble ou celle de ses parties par rapport à un autre corps immobile ou, du moins, lorsqu’il se comporte de telle sorte qu’il changerait sa position par rapport à un corps immobile, s’il en existait un. »

Marsile, d’ailleurs, a bien compris l’importance de cette restriction, car il la formule une seconde fois[2], presque dans les mêmes termes : « Pour qu’un corps puisse se mouvoir de mouvement local, il n’est pas nécessaire qu’il soit en un lieu ; il suffit

  1. Marsile d’Inghen, op. cit., in lib. IV quæst. III.
  2. Marsile d’Inghen, op. cit., in lib. IV quæst. VII : Utrum omne eus sit in loco.