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LE LIEU

» C’est une pensée commune[1], en laquelle tous s’accordent, que les tours de Notre-Dame se trouvent aujourd hui au lieu même où elles furent construites, bien que l’air qui les entoure se soit sans cesse renouvelé, bien que les corps intermédiaires qui constituent la distance entre ces tours et le Ciel aient fréquemment changé. Cela paraît difficile, mais c’est, en réalité, très facile ; en effet, les termes le même que nous appliquons au lieu de ces tours, ne doivent pas être pris en leur sens propre et essentiel ; on doit admettre que ces mots le même désignent ici l’égalité de distance soit à la Terre, soit au Ciel, soit au corps, quel qu’il soit, par rapport auquel nous jugeons du repos ou du mouvement des autres corps. »

Jean Buridan ne dit pas, comme l’ont dit Duns Scot, Jean le Chanoine, Guillaume d’Ocam et Walter Burley, que les mots le même lieu désignent deux lieux équivalents entre lesquels il peut ne pas y avoir identité numérique ; mais s’il n’emploie pas ce langage dont ses prédécesseurs ont usé, la pensée qu’il exprime n’en est pas moins identique à la leur.

C’est en entendant le mot lieu non pas au sens propre, mais au sens impropre, que l’on pourra formuler cette proposition : La Terre est le lieu du Ciel. Nous l’allons voir en examinant cette question : La sphère suprême est-elle en un lieu[2] ?

« Cette question, dit Buridan[3], a passé pour très difficile ; cela tient, je crois, à ce qu’on n’a pas distingué l’équivoque que présente le mot lieu. Comme nous l’avons dit précédemment, le mot lieu peut être entendu au sens propre, comme signifiant ce qui contient le corps logé et le touche immédiatement, tout en s’en distinguant ; il peut aussi être entendu d’une manière moins propre ou tout à fait impropre ; il désigne alors l’objet au moyen duquel on juge qu’un certain corps se meut ;… si l’on donne et concède cette distinction, la question devient très facile. »

Au sens propre, la sphère ultime n’a pas de lieu, puisque aucun corps ne la contient ; à ce même sens propre, elle ne se meut pas de mouvement local, puisqu’elle n’a pas de lieu.

Mais si l’on prend le mot lieu au sens impropre, si l’on désigne par là le repère qui permet d’apprécier qu’un corps est en repos ou en mouvement, la sphère suprême a un lieu, et ce lieu peut être la Terre, ou un certain mur, ou une certaine pierre.

  1. Jean Buridan, loc. cit., fol. lxix, col. d et fol. lxx, col. a.
  2. Johannis Buridani, Op. laud., in lib. IV, quæst. VI : Utrum ultima sphæra seu suprema sit in loco.
  3. Jean Buridan, loc. cit., fol. lxxii, coll. b et c.