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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

et par les termes qui expliquent la connotation particulière de ce sujet affecté d’une telle passion.

Ces principes posés, Jean Buridan aborde la difficile question de l’immobilité du lieu[1]. Que faut-il entendre lorsqu’on dit que le lieu est immobile ? Une première réponse a été donnée, celle de Gilles de Rome : il y a dans le lieu deux éléments, un élément matériel et un élément formel ; la matière du lieu, c’est la surface du corps contenant ; la forme du lieu, « c’est la distance de cette surface au Ciel, à la Terre et aux diverses parties du Monde qui sont en repos ; le Ciel, en effet, exempt de tout mouvement rectiligne, peut être regardé comme étant en repos d’une certaine manière, car il peut servir de comparaison en vue de juger les mouvements rectilignes des autres corps. » Le lieu matériel est mobile ; mais le lieu formel est immobile, en ce sens qu’un corps en repos garde toujours le même lieu formel lors même que les substances ambiantes viendraient à changer.

Comme tous les Scotistes et tous les Nominalistes, Buridan rejette absolument cette théorie ; les arguments qu’il lui oppose sont ceux que Guillaume d’Ockam et Walter Burley ont déjà fait valoir contre elle.

La distance entre deux corps n’est pas autre chose, pour les Nominalistes, que les divers corps qui sont interposés entre ces deux-là ; « la distance de cette pierre à la Terre ou au Ciel, ce n’est pas autre chose que cette pierre elle-même ou que les corps intermédiaires qui la séparent du Ciel ». La distance de deux corps change donc lorsque les substances interposées viennent à changer. Si l’on définit le lieu formel comme l’a fait Gilles de Rome, un tel lieu formel ne saurait être tenu pour immobile.

Il y a plus ; ce lieu formel peut être, en certains cas, plus mobile que le lieu matériel considéré par le même Gilles de Rome. Ce lieu matériel, surface ultime du corps contenant, n’est jamais mobile par soi ; il est seulement mobile par accident et par l’effet du mouvement du corps contenant. Au contraire, la distance entre un corps et la Terre, qui est le lieu formel de ce premier corps, peut être réalisée en un corps interposé entier et unique ; ce dernier corps étant mobile par soi, il en est de même du lieu formel.

Il semble, d’ailleurs, que le langage dont use Gilles de Rome soit fort mal justifié ; avec plus de raison pourrait-on donner le nom de lieu formel à la surface du contenant et celui de lieu matériel à la distance entre cette surface et le Ciel ou la Terre ; cette

  1. Jean Buridan, Op. cit., in lib. IV, quæst. III : Utrum locus sit immobilis.