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LE LIEU

se mouvoir en gardant le même ubi ; mais un même ubi peut correspondre à des lieux différents et un même lieu à des ubi différents.

Cette théorie, parfaitement conforme à la pensée de Duns Scot et de ses plus fidèles disciples, tels que Jean le Chanoine, sert singulièrement 1’éclectisme de Walter Burley ; la substitution de l’ubi au lieu vient très heureusement remettre en faveur des systèmes qu’il avait dû condamner[1].

De ce nombre sont les systèmes que Saint Thomas d’Aquin et Gilles de Rome ont combinés et qui supposent immuable la ratio loci ou le lieu formel.

Le lieu rationnel de Saint Thomas d’Aquin, le lieu formel de Gilles de Rome, changent par le fait que le contenant se meut, alors même que le contenu demeurerait immobile ; et cela parce que la situation relative à l’Univers, qui constitue cette ratio loci, ce lieu formel, est un attribut non du corps contenu, mais de la matière ambiante, et qu’un attribut ne peut demeurer immuable lorsque varie le sujet qu’il affecte.

Mais Walter Burley propose à cette théorie une modification qui lui paraît la rendre acceptable ; elle consiste à dire « que l’ordre que le corps logé présente par rapport à l’orbe suprême, aux pôles et au centre du Monde, que sa distance à ces mêmes repères, est l’élément formel non pas du lieu, mais de l’ubi ; ou mieux encore que cet ordre et cette distance sont lui-même… On dit, il est vrai, que l’ubi est causé par le lieu ; mais il n’est pas nécessaire que l’ubi varie toutes les fois que le lieu change ; un nouveau lieu ne cause un nouvel ubi que si ce nouveau lieu correspond à un nouvel ordre et à une nouvelle situation par rapport à l’ensemble du Ciel et aux pôles immobiles[2]. »

Cette définition, qui identifie l’ubi d’un corps avec la distance de ce corps aux autres corps immobiles, s’accorde pleinement avec celle qui assigne pour terme au mouvement local non pas le lieu, mais l’ubi : « On ne doit pas dire : Tout corps se meut de mouvement local qui, d’un instant à l’autre, se comporte différemment par rapport au lieu. On doit dire : Tout corps se meut de mouvement local qui, d’un instant à l’autre, se comporte différemment par rapport à un second corps privé de mouvement local. Tout corps, donc, dont la distance à un corps dénué de mouvement local change d’un instant à l’autre, devenant plus grande ou plus petite, est un corps qui se meut de mouvement local. »

  1. Walter Burley, loc. cit., fol. 88, col. d.
  2. Walter Burley, loc. cit., fol. 89, col. c.