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L’INFINIMENT PETIT ET L’INFINIMENT GRAND

la multitude infinie en puissance, au sens où Aristote entendait ce mot.

Il est cependant une autre multitude infinie dont, à l’imitation du Stagirite, il admet la possibilité[1] le Monde aurait pu ne pas avoir de commencement ; les nombres des révolutions actuellement achevées dit ciel des étoiles fixes, du Soleil, des autres astres seraient des nombres infinis. Le Docteur Angélique ne trouve pas, en cette conclusion, la répugnance qu’il trouverait en l’existence d’une grandeur actuellement infinie. « Le temps et le mouvement ne sont pas en acte en leur totalité, mais seulement d’une manière successive ; ils possèdent donc une certaine puissance qui se trouve mélangée à l’acte. La grandeur, au contraire, est tout entière en acte. L’infini, donc, qui convient à la quantité et qui se tient du côté de la matière, répugne à la totalité de la grandeur ; il ne répugne pas à la totalité du temps ou du mouvement, car exister en puissance convient à la matière. »

Nous retrouvons donc, en la Somme théologique, toute la doctrine qu’Aristote professait au sujet de l’infini ; peut-être même a-t-elle gagné en étroitesse quelque chose de ce que l’argumentation a perdu en clarté.

Les thomistes vont, à limitation de leur maître, admettre que le Monde eût pu exister de toute éternité ; ils rencontreront alors ce corollaire : La multitude des âmes des défunts pourrait donc être actuellement infinie. Mais ce corollaire, ils auront garde de l’admettre ; ils n’imiteront pas l’exemple d’Avicenne et d’Al Gazâli, l’exemple que Thomas d’Aquin avait été tenté de suivre. Ils aimeront mieux supposer qu’en un Monde éternel, le genre humain, cependant, eût pris commencement ; ou bien encore que Dieu eût pu décréter la réincarnation périodique d’âmes humaines en nombre limité. Un Gilles de Rome ou un Godefroid de Fontaines admettront toutes les hypothèses plutôt que d’accueillir la possibilité de la multitude actuellement infinie.

Ainsi, pour concilier l’éternité du Monde et du genre humain avec la crovance à la survie individuelle des âmes humaines, le néoplatonisme d’Avicenne avait tenté d’élargir la théorie péripatéticienne de l’infini. Mais le cercle, un moment brisé, avait été ressoudé. Il sera de nouveau brisé, mais sur un autre point et pour d’autres raisons. Les idées d’Avicenne, et d’Al Gazâli continueront de figurer en la liste des nombreux arguments pour et

  1. Sancti Thomæ Aquinatis Summa Theologica, Pars prima, quæst. VII, art. III, ad. 4m.