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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

Ce sont ces pensées qui inspirent à Thomas d’Aquin l’étrange argumentation que voici[1] :

« L’infini qui convient à la quantité se lient, comme nous l’avons dit, du côté de la matière (se tenet parte materiæ). Or, par la division d’un tout, on s’approche de la matière car les parties jouent le rôle de matière (se habent in ratione materiæ) ; par l’addition, au contraire on va vers le tout qui joue le rôle de forme. Partant, on ne trouve pas l’infini dans l’addition de la grandeur, mais seulement dans la division. »

Cet infiniment grand en puissance, cette possibilité de produire par addition successive une grandeur qui surpassât toute limite assignée, Aristote l’excluait de la réalité des choses, « car il ne peut pas y avoir de grandeur qui surpasse le monde. » Du moins permettait-il au mathématicien de le concevoir et d’en user dans ses raisonnements. Thomas d’Aquin laisse-t-il la même latitude au géomètre ? Il est permis d’en douter après avoir lu les lignes suivantes[2] : « Le géomètre n’a pas besoin de prendre une ligne qui soit intime d’une manière actuelle ; il a seulement besoin de prendre une ligne actuellement finie de laquelle il puisse retrancher ce qui est nécessaire, et cette ligne, il la nomme ligne infinie. » Il est permis de penser que Thomas d’Aquin ne savait guère de quelle manière les lignes infinies entrent dans les raisonnements des géomètres.

De la grandeur, passons au nombre. Peut-il exister une multitude actuellement infinie d’objets coexistants ?

« Certains, écrit Thomas d’Aquin[3] comme Avicenne et Algazel, ont dit qu’une multitude qui serait, par elle-même, actuellement infinie, est impossible ; mais que l’existence d’une multitude actuellement infinie par accident n’est pas impossible. » Cette formule et l’explication qu’en donne la Somme théologique défigurent l’opinion d’Avicenne et d’Al Gazâli. La Somme, d’ailleurs, ne dit mot de l’occasion qui a fait naître cette opinion ; elle ne parle pas, en cet endroit, de la difficulté qu’il y aurait à concilier l’éternité du Monde et la survie personnelle de l’âme humaine.

D’ailleurs, Thomas d’Aquin rejette formellement la possibilité de toute multitude actuellement infinie, qu’elle le soit par elle-même ou par accident. Il n’admet d’autre multitude infinie que

  1. Saint Thomas d’Aquin, loc. cit., ad 3m.
  2. Saint Thomas d’Aquin, loc. cit., ad 1m.
  3. Sancti Thomaæ Aquinitatis Summa theologica, Pars prima, quæst. VII, art. IV.