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L’INFINIMENT PETIT ET L’INFINIMENT GRAND

» Que le corps naturel ne puisse être de grandeur infinie, cela résulte de ce que la forme substantielle de ce corps exige une certaine quantité comprise entre un maximum et un minimum déterminés ; le Philosophe dit, en effet : « À la grandeur de tout être naturel convient une certaine mesure et une certaine raison. »

» Une cause semblable s’oppose à ce que le corps mathématique soit infiniment grand. Un tel corps, en effet, ne peut exister que sous une certaine forme. Or la forme d’un tel volume, c’est sa figure. Il faut donc que ce volume ait une certaine figure et, partant, qu’il soit fini ; car une figure, c’est précisément ce qui est enclos par un certain terme ou par de certains termes. »

S’il rejette la possibilité de la grandeur infinie en acte, Thomas va-t-il au moins admettre ce qu’Aristote nommait la grandeur infinie en puissance, c’est-à-dire la grandeur que la continuelle addition de parties nouvelles peut faire croître au delà de toute limite qu’on lui voudrait assigner ? La possibilité, admise par le Philosophe, de poursuivre indéfiniment la subdivision d’une grandeur continue semble avoir pour contre-partie la possibilité d’ajouter indéfiniment des grandeurs les unes aux autres.

Thomas d’Aquin repousse cette analogie et, pour cela, il invoque une bien singulière raison qu’il emprunte à Aristote et à Averroès.

Cherchant en quel ordre de causes l’infini doit être rangé, Aristote avait écrit cette phrase quelque peu énigmatique[1] : « Il est évident que l’infini est une cause de même sorte que la matière, et que la privation en est l’essence. — Φανερὸν ὅτι ὡς ὕλη τὸ ἄπειρόν ἐστιν αἴτιον, καὶ ὅτι τὸ μὲν εἶναι αὐτῷ στέρησις… »

Cette courte indication a vivement attiré l’attention d’Averroès qui l’a ainsi commentée[2] : « Il est manifeste que la matière est la cause de l’infini ; si l’infini est regardé comme cause, il sera cause en tant que matière ; l’essence de l’infini, en effet, c’est la privation de toute fin, et la matière est la cause de toute privation. »

« L’essence de l’infini, dit encore Averroès[3], c’est d’être seulement en puissance, et, par là, elle est semblable à l’essence de la matière, et non pas à l’essence de la forme ; en effet, l’essence de l’infini consiste en la puissance, tandis que l’essence de la forme et de la limitation consiste en l’acte. Le fini est donc semblable à la forme et l’infini à la matière. »

  1. Aristote, Physique, livre III, ch. VII, in fine.
  2. Aristotelis Stagiritæ De physico auditu libri octo cum Averrois Cordubensis variis in eosdem communtariis ; in lib. III, comm. 72.
  3. Averrois Op. laud., in lib. III, comm. 59.