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LE LIEU

mot ; elle n’a pas d’ubi, selon le langage de Gilbert de la Porrée et de Duns Scot ; mais elle a une position, une situation ; or, le mouvement local ne consiste pas dans un changement d’ubi, mais dans un changement de situation ; rien n’empêche donc la dernière sphère de se mouvoir de mouvement local.

Cette théorie, on le reconnaît sans peine, est un retour aux idées émises par Damascius et par Simplicius ; la positio ou le situs dont Pierre Auriol fait l’essence du lieu est identique à la θέσις des deux philosophes grecs.

Cette positio diffère, au contraire, de celle par laquelle Saint Thomas définit le lieu rationnel (ratio loci) et que Gilles de Rome identifie au lieu formel. La position que ces deux auteurs considèrent est celle des parties du contenant qui touchent immédiatement le corps contenu ; la position dont parle Pierre Auriol est, au contraire, celle même du corps contenu. Bien que les deux positions soient fixées au moyen des mêmes grandeurs géométriques, en sorte que le mathématicien ne les distingue pas l’une de l’autre, elles sont cependant très différentes aux yeux du physicien. Dans les raisonnement de Thomas d’Aquin et de Gilles de Rome[1], la position est un attribut du contenant ; dans la théorie de Pierre Auriol, elle est un attribut du contenu.

C’est par là que Jean le Chanoine[2] saisit cette théorie pour la condamner. Comme Aristote et comme tous ses fidèles disciples, il veut que le lieu informe le contenant et non pas le contenu ; le lieu d’un corps ne peut donc être la position de ce corps.

Jean le Chanoine a jugé avec sévérité la tentative de Pierre Auriol ; il n’est guère plus indulgent pour la doctrine de Gilles de Rome dont il désigne l’auteur, assez dédaigneusement, par ces seuls mots : « un certain docteur. »

Le lieu formel défini par Gilles de Rome est un attribut des parties du contenant qui touchent le contenu ; l’accident ne peut demeurer lorsqu’on change le sujet en lequel il existe ; le lieu formel ne saurait donc, en dépit de Gilles de Rome, rester immuable tandis que la matière qui contient le corps vient à être renouvelée.

L’argument que Jean le Chanoine oppose ici, en particulier, à Gilles Colonna avait été objecté par Duns Scot à tous ceux qui soutiennent l’immoblité absolue du lieu.

Si les Scotistes étaient d’accord pour condamner les théories de

  1. On notera toutefois qu’en divers passages, Gilles de Rome s’exprime, par népligence sans doute, comme si le lieu formel était un attribut non du contenant, mais du contenu.
  2. Joannis Canonici Quæstiones in VIII libros Physicorum ; lib, IV, quæst. I.