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LE LIEU

nant et le contenu ; mais en cette relation, nous n’aurons pas changé ce par quoi elle constitue le lieu. Lorsque le corps contenu se meut seul, sans changement des corps contenants, le lieu demeure immuable.

Prenons maintenant un second cas[1] : Le corps contenu ne se meut pas, mais les corps contenants se renouvellent incessamment. Ainsi en est-il, selon l’exemple choisi par Aristote, pour un navire à l’ancre dans le cours d’un fleuve. Dirons-nous que le lieu de ce navire ne change pas ?

Ici, la réponse ne saurait être douteuse. Pour les Péripatéticiens, le lieu d’un corps est un attribut absolu des corps ambiants ; pour Duns Scot, c’est un attribut relatif de ces mêmes corps ; il consiste en un rapport de ces corps au corps contenu. Pour les uns comme pour les autres, c’est un accident des corps contenants. Or, aucun accident ne peut demeurer si le sujet où cet accident se trouve vient à être remplacé par un autre sujet. Il n’est donc pas possible que le lieu d’un corps reste un seul et même lieu lorsque la matière environnante vient à se renouveler, quand bien même le corps en question demeurerait immobile.

Pour qu’un corps ou un ensemble de corps fût en un lieu immuable, il faudrait que l’enceinte qui le contient fût composée de corps incapables de tout mouvement ; Aristote, d’ailleurs, avait fort bien vu qu’un lieu immobile ne pouvait s’obtenir d’autre façon. Mais où trouver dans l’Univers les corps invariables qui composeraient une telle enceinte ? Ils n’existent pas.

En désespoir de cause, certains philosophes reculent, pour trouver cette enceinte immuable, jusqu’aux bornes du Monde ; ils croient la trouver dans la surface sphérique qui limite l’Univers ; sans doute, disent-ils, l’orbe céleste dont elle est l’extrémité se meut, et, par là, cette surface est variable ; mais à titre de limite de l’Univers, elle est invariable, car l’Univers, pris dans son ensemble, est immobile. Nous reconnaissons l’opinion qu’Albert le Grand attribuait faussement à Gilbert de la Porrée.

Cette raison est sans valeur. Cette surface sphérique ne peut borner l’Univers qu’elle ne borne, tout d’abord, quelqu’une de ses parties ; si cette partie change d’un instant à l’autre, la surface qui la borne change aussi d’un instant à l’autre, partant, elle ne

  1. Joannis Duns Scoti, Doctoris Subtilis, Ordinis Minorum, Quæstiones in librum II Sententiarum ; Operum tomi sexti pars prima ; Lugduni, sumptibus Laurentii Durand, MDCXXXIX, Dist. II : quæst. VI : An locus angeli sit determinatus, punctualis, maximus et minimus ? p. 193.