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LE LIEU

reproduise fidèlement celle de Thomas d’Aquin et de Gilles de Rome, cela ne fait l’objet d’aucun doute.

Mais pour que cet ordre de l’Univers soit immobile, pour qu’on puisse affirmer l’immobilité d’une situation marquée par ses distances à certains repères, il faut que ces repères soient fixes ; ce qui vient d’être dit suppose donc l’immobilité du centre de l’Univers et de la surface qui l’enclôt. C’est ce que Grazadei a fort bien vu et ce qu’il va nous dire avec son habituelle clarté[1] :

« Vous demanderez peut-être si la distance [au centre et à la circonférence] possède l’immobilité ; à cela, il faut répondre qu’elle tient cette immobilité de l’immobilité du centre et de la circonférence ; c’est, en effet, de ce centre et de cette circonférence que cette distance est un accident ; ou bien encore elle est une partie de la distance entre le centre et la circonférence. Or la distance entre le centre et la circonférence demeure immobile ainsi que chacune de ses parties, car le centre est toujours arrêté dans la même situation, et la circonférence est toujours arrêtée, elle aussi, dans la même situation (quia centrum stat semper in eadem situ, et semper etiam in eodem situ stat circumferentia.) »

Or, dans ce passage de Grazadei, la dernière affirmation est fausse. La surface qui enclôt l’Univers, c’est la convexité de la sphère suprême ; or, notre dominicain a eu soin de nous le rappeler, la surface d’un corps naturel se meut par l’effet du mouvement du corps dans lequel elle existe ; la surface qui embrasse l’Univers n’est donc pas immobile, mais mobile, ce qui entraîne la ruine de toute la théorie thomiste sur l’immobilité du lieu formel.

Pour que cette théorie pût tenir, il faudrait qu’on admît, aux confins du Monde, une sphère céleste immobile, comme l’avait admis Proclus, comme l’admettent les théologiens qui croient à l’existence de l’Empyrée ; ou bien, avec Damascius et Simplicius, il faudrait qu’on regardât les situations qui constituent l’ordre de l’Univers comme rapportées à des repères immobiles purement idéaux.

Ce que Grazadei a dit touchant l’élément formel du lieu va lui fournir une réponse à la difficile question du lieu de la sphère ultime.

« La dernière sphère, dit-il[2], est, par elle-même, dans un ordre déterminé à l’égard de l’Univers corporel ; cela donc qui, d’une manière formelle, constitue le lieu, lui est dû ; et un ubi lui est

  1. Gratiadei, loc. cit.
  2. Gratiadei Op. laud., lib. IV, lect. VI, quæst. II ; éd. cit., fol. 43, col. b.