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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

mais il ne saurait y avoir de contradiction à ce que le Monde n’eût pas en de commencement et, partant, à ce que le ciel eût déjà accompli une infinité de révolutions. De là, nécessité de reprendre avec Averroès et Maimonide, la thèse d’Aristote : Une multitude infinie d’objets qui existent les uns après les autres n’est pas contradictoire.

Mais une difficulté subsistait. La foi nous apprend qu’il y a eu un premier homme ; la raison ne saurait nous le prouver ; la supposition que l’humanité n’a pas eu de commencement ne doit donc impliquer aucune contradiction ; mais, selon cette supposition, une infinité d’hommes auraient déjà vécu ; les âmes des défunts formeraient une multitude infinie d’objets coexistants.

Ni Averroès ni Maïmonide ne s’étaient embarrassés de cette difficulté soulevée par Avicenne, par Al Gazâli et par les Motécallemîn, car ni l’un ni l’autre ne croyaient à la survie individuelle de l’âme humaine. Elle apparaissait, au contraire, en toute sa gravité, aux théologiens catholiques qui, comme Thomas d’Aquin, ne voulaient trouver aucune impossibilité en la supposition d’un Monde éternel.

Pour éviter cette difficulté, Thomas d’Aquin se montrait disposé à reprendre la position qu’Al Gazâli avait occupée tout d’abord, peut-être même à retendre davantage : « On n’a pas démontré jusqu’ici, écrivait-il[1], que Dieu ne puisse faire qu’il existe des infinis en acte : — Adhuc non est demonstratum quod Deus non possit facere ut sint infinita actu. »

Cette pensée dictait sans doute la correction que le Docteur Angélique, commentant la doctrine d’Aristote au sujet de l’infini, avait apportée à cette doctrine ; le Philosophe déclarait qu’aucune puissance n’est capable de produire, par addition successive, une grandeur qui surpasse toute quantité ; Thomas avait soin d’introduire cette précision[2] : Il n’existe aucune telle puissance dans la nature in natura) ; il sauvegardait par là la puissance créatrice de Dieu.

Cette prudente réserve se marquait encore mieux dans la conclusion d’une des Quæstiones disputatæ :

« Si l’infini, écrivait le Docteur Angélique[3], peut exister en acte selon la nature des choses, ou bien même s’il ne peut exister

  1. Sancti Thomæ Aquinatis De æterntitate mundi contra murmurantes opusculumtt, in fine (S. Thomæ Aquinatis Opuscula ; Opusc. XV).
  2. Sancti Thomæ Aquinatis Expositio in libros Physicorum Aristolelis ; in librum III, lectio IX, in fine.
  3. Sancti Thomæ Aquinatis Quæstiones disputatæ de Scienfia Dei : quæst. II ; Art, X : Num infinita Deus efficere posait ; conciusio.