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LE LIEU

d’Aristote ; retouches partielles, et donc insuffisantes, puisque la contradiction que l’on prétendait faire disparaître avait ses racines dans les principes essentiels de la théorie péripatéticienne du lieu.

En 1277, les décrets portés par Étienne Tempier évêque de Paris, formulent, au sujet de la mobilité de la sphère suprême et de tout l’Univers, une proposition qui contredit à tout l’Aristotélisme ; alors apparaissent des théories du lieu qui rompent avec toute la tradition aristotélicienne ; alors sont émises et développées avec une grande puissance des idées que reprendront, bien souvent, les philosophes modernes.

Ce qu’Aristote, ce que ses commentateurs grecs ont, au sujet du lieu, enseigné à la Scolastique latine, nous le savons déjà ; il nous faut maintenant connaître ce qu’elle a appris des Arabes.

Il ne faut pas nous attendre à trouver chez les philosophes arabes la profondeur et l’originalité de pensée d’un Damasius ou d’un Simplicius. Au sujet de la nature du lieu et de son immobilité, ils se bornent, ou peu s’en faut, à commenter les doctrines d’Aristote en s’aidant, d’une manière plus ou moins heureuse, des réflexions d’Alexandre d’Aphrodisias et de Thémistius. Ils ne mentionnent guère la théorie de Jean Philopon que pour la rejeter sommairement. Quant à la théorie que Damascius avait formulée, que Simphcius avait développée, ils ne paraissent pas s’en être souciés.

Dans son opuscule Sur les cinq essences, c’est-à-dire sur la matière, la forme, le lieu, le mouvement et le temps, Jacob ibn Ishâk al-Kindi répète[1], au sujet de la nature du lieu, quelques aphorismes empruntés à Aristote ; Al-Kindi admet, comme le Stagirite, que le lieu est séparable du corps et qu’il demeure immobile ; le lieu n’est pas détruit quand on enlève le corps ; l’air vient dans le lieu où l’on a fait le vide, l’eau remplit la place que l’air vient de quitter.

« Le lieu est défini[2] chez Avicenne comme chez Al-Kindi », c’est-à-dire, en définitive, comme chez Aristote. Dans son traité intitulé : Les fontaines de la sagesse, Avicenne s’exprime en ces termes : « Le lieu du corps est la surface entourée par ce qui avoisine le corps et dans laquelle se trouve ce corps. » Ailleurs, dans le Nadjât, il écrit : « Le lieu est la limite du contenant qui touche la limite du contenu ; c’est là le lieu réel. Le lieu virtuel d’un corps, c’est le corps qui entoure celui que l’on considère. »

Cette définition du lieu mène nécessairement Avicenne sur

  1. Carra de Vaux, Avicenne, Paris, 1900, p. 85.
  2. Carra de Vaux, loc. cit., p. 191.