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L’INFINIMENT GRAND

que toute autre avec notre expérience ; tous les corps que nous percevons sont finis, en effet, et aucune raison ne nous contraint de poser un corps infini — Secunda conclusio : De facto nullum est corpus actu infinitum ; et licet ipsa non possit demonstrari, tamen maqis concordat sensui, quia quodlibet est finitum quod sentimus, nec cliqua ratio cogito ad ponendum infinitum. »

À l’existence d’un tel corps infini, Aristote avait objecté ce qu’il considérait comme des impossibilités : Un tel corps serait infiniment pesant ; il ne pourrait se mouvoir. « On peut accorder, répond Marsile, qu’il aurait une gravité infinie et qu’en sa totalité, il serait absolument incapable de mouvement local, bien que ses parties soient mobiles, conformément à ce que nous admettons aujourd’hui au sujet de la masse totale de la terre. Il est donc évident que les raisons par lesquelles on prouve la non-existence de l’infini ne sont pas démonstratives ; elles sont seulement probables et meilleures que celles qui pourraient être données en faveur de l’opinion contraire. Patet igitur quod rationes prædictæ, quibus probatur non esse infinitum, non sunt demonstrativæ, sed probabiles, et meliores quam possint fieri ad oppositum.

Au sujet de cette antinomie : Le Monde est infini le Monde est borné, Emmanuel Kant ne conclura pas autrement que Jean Marsile d’Inghen.

Au moment où Marsile d’Inghen rédigeait ses Quæstiones secundum nominalium via, peut-être n’était-il plus à Paris. L’Université de Paris essaimait. Ses maîtres les plus brillants, les Marsile d’Inghen, les Henri de Langewstein la quittaient pour aller fonder des Universités nouvelles, comme Heidelberg ou Vienne ; elle se hâtait de répandre de tous côté la vie que le schisme religieux, la guerre étrangère et la guerre civile, les épidémies, allaient épuiser et presque tarir en son sein. Après le départ de Marsile d’Inghen, les salles de la Sorbonne, les écoles de la rue du Fouarre n’entendront plus émettre, au sujet de l’infiniment petit ou de l’infiniment grand, aucune opinion nouvelle qui mérite d’être notée ; renseignement même des anciens maîtres, des Guillaume d’Ockam, des Grégoire de Rimini, des Jean Buridan, des Albert de Saxe tombera dans l’oubli ou servira d’aliment aux inintelligentes redites de la routine. Le sort qui attend le problème de l’infini atteint aussi tous les grands problèmes cosmologiques pour lesquels se sont passionnés les Parisiens du xive sièclee siècle. L’heure qui marque le début du Schisme d’Occident, marque aussi la fin de la mission initiatrice de la Science moderne, qu’avait reçue l’Université de Paris.