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L’INFINIMENT GRAND

suranné. Si nous fixons notre attention sur ce qu’il y a d’essentiel en cette discussion nous serons étonnés, au contraire de la trouver si fort apparentée à celle qui, de nos jours, met aux prises les géomètres. Au sein de l’Université de Paris, au xive siècle, deux écoles s’opposent l’une à l’autre au sujet de l’infini. Volontiers, on désignerait ces deux écoles par les épithètes de finitiste et d’infinitiste dont M. Couturat fait usage[1] lorsqu’il veut classer les mathématiciens contemporains. Les finitistes du xive siècle, les partisans du seul infini syncatégorique, les Guillaume d’Ockam, les Jean Buridan, les Albert de Saxe condenseraient aisément leur doctrine en cette formule[2] : « La notion de l’infini, dont il ne faut pas faire mystère en Mathématiques, se réduit à ceci : Après chaque nombre entier, il y en a un autre, » Les infinitistes, au contraire, ceux qui, avec Grégoire de Rimini, essayaient de construire une science mathématique des quantités catégoriquement infinies, salueraient en la théorie des ensembles transfinis la forme achevée de la doctrine qu’ils avaient à peine commencé d’ébaucher.

Si, d’ailleurs, nous cherchons quel est, de nos jours, le point à partir duquel finitistes et infinitistes se séparent les uns des autres, nous constaterons, non sans quelque surprise peut-être, que ce point est exactement demeuré là où les logiciens du xive siècle l’avaient placé. Écoutons, en effet, en quels termes M. Baire résume[3] l’objection fondamentale des finitistes à l’encontre des infinitistes :

« Dès qu’on parle d’infini, même dénombrable, l’assimilation, consciente ou inconsciente, avec un sac de billes qu’on donne de la main à la main, doit complètement disparaître… En particulier, de ce qu’un ensemble est donné,… il est faux, pour moi, de considérer les parties de cet ensemble comme données. À plus forte raison, je refuse d’attacher un sens au fait de concevoir un choix fait dans chaque partie d’un ensemble… En fin de compte, en dépit des apparences, tout doit se ramener au fini. »

N’est-ce pas là le langage de quelque lointain disciple de Buridan ? Et lorsque en une salle de la nouvelle Sorbonne, la Société Mathématiques de France dispute des antinomies cantoriennes, les arguments qui s’opposent les uns aux autres ne font-ils pas écho à ceux qui s’entrechoquaient non loin de là, dans les écoles de la rue du Fouare, il y a quatre siècle et demi ?

  1. Louis Couturat, De l’infini mathématique, Paris, 1896 ; livre II, ch. II : Du nombre infini concret.
  2. Jules Tannery, Introduction à ta théorie des fonctions d’une variable, Ire éd., Paris, 1886, p. VIII.
  3. Baire, Bulletin de la Société Mathémetique de France, 1905, p. 260.