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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

« Il n’est pas possible[1] qu’en chaque partie proportionnelle d’une heure, Dieu crée une pierre d’un pied cube, car il faudrait qu’il le fît par un procédé qui distinguerait les unes des autres toutes les parties proportionnelles et qui les énumérerait, le mot toutes étant pris ici non pas seulement au sens distributif, mais au sens collectif, de telle sorte qu’après ces parties il n’y en ait point d’autres, qu’il n’y ait plus aucune de ces parties ; et cela est impossible car, en ce sens, il n’y a pas de parties qui soient toutes les parties (quia sic nec omnes sunt aliquæ nec aliquæ sunt omnes). »

Lorsqu’on prend une grandeur tout entière, il n’est pas permis de dire qu’on prend toutes les parties proportionnelles en lesquelles cette grandeur est divisible ; le dire, ce serait énoncer un non-sens ; tel est le principe qu’avec une inébranlable fermeté, Jean Buridan oppose à tous les arguments construits par Grégoire de Rimini ou par ses disciples en faveur de l’infini catégorique.

En cette discussion, Albert de Saxe se montre très fidèle disciple de Buridan.

Albert expose[2] le procédé par lequel, au jugement de Grégoire de Rimini, Dieu pourrait réaliser un infini actuel ; en chacune des parties proportionnelles d’une heure, Dieu créerait une pierre d’un pied cube ; l’heure une fois écoulée, il réunirait toutes ces pierres. Notre auteur ne cache pas que ce procédé pour réaliser l’infini actuel lui paraît ingénieux et doué de vraisemblance. « Si une grandeur infinie pouvait être réalisée en acte, dit-il, ce serait par ce procédé. »

Mais ce procédé implique contradiction ; en effet, de ces pierres que Dieu a créées, il en est une qui a été créée après toutes les autres, parlant en la dernière partie proportionnelle de l’heure ; or, le temps est un continu, et, dans la division d’un continu en parties proportionnelles, « il n’y a pas de dernière partie. »

Albert de Saxe ne manque pas de remarquer, à ce sujet, qu’une même proposition peut être vraie ou fausse, selon qu’on la prend au sens syncatégorique ou au sens catégorique ; telle est cette proposition : En toute partie proportionnelle d’une heure, Dieu peut créer une pierre d’un pied cube. Albert rapproche cette proposition-là de cette autre : Si la puissance dont dispose Socrate pour lever un poids est mesurée par 8, Socrate peut lever toute partie d’un poids dont la pesanteur est 8. En chacun des deux cas, on doit bien se garder de conclure du sens divisé, qui est vrai, au

  1. Jean Buridan, loc. cit., fol. lxv, col. b.
  2. Acutissimæ quæstiones super libros de physica auscultations ab Alberto de Saxonia editæ ; lib. III, quæst. XIII.