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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

dont chacune cesse d’exister lorsque son effet se produit ; il la restreindra aux causes essentielles, à celles qui confèrent l’existence à leur effet et qui, nécessairement, coexistent à cet effet. Telle est la pensée qu’Ibn Sinâ exprime, à deux reprises, en sa Métaphysique.

« Lorsque nous montrerons dans la suite, dit-il[1], que les causes sont en nombre fini, nous n’entendrons désigner que les causes essentielles. Nous ne nions pas qu’avant celles-là, il y ait une suite sans fin de causes adjuvantes ou préparatoires ; bien mieux ! il faut, d’une manière nécessaire, qu’il en soit ainsi…

» Au sujet des causes essentielles d’une chose, de celles par lesquelles cette chose existe d’une manière effective, nous avons déjà montré qu’elles doivent nécessairement coexister à cette chose ; qu’elles ne la doivent pas précéder en l’existence de telle manière qu’il soit possible de les supprimer sans supprimer l’effet ; cette possibilité, en effet, ne peut être accordée qu’à des causes qui ne sont ni essentielles ni prochaines. Or ces causes qui ne sont ni essentielles ni prochaines, je ne nie pas qu’elles puissent procéder à l’infini ; bien mieux ! Je prétends qu’elles le doivent. »

Ailleurs, Avicenne considère[2] une certaine masse d’air et la masse d’eau qui peut provenir de la corruption de cet air ou l’engendrer de nouveau par sa propre corruption. « Chacune d’elles, dit-il, devient, à tour de rôle, le sujet dont l’autre est engendrée, car celle-ci se corrompt en celle-là, puis cette dernière en la première ; assurément, donc, aucune d’entre elles n’est, par essence, antérieure à l’autre ; elle ne lui est antérieure que par accident, d’une priorité qui a trait à l’individu et non pas à l’espèce. L’eau n’est pas, par là, plus digne naturellement d’être le principe de l’air que l’air d’être le principe de l’eau ; ces deux corps sont, pour ainsi dire, interéchangeables en l’existence (vicissitudinaria in esse) ; cette masse d’eau particulière peut être antérieure à cette masse d’air particulière [ou inversement]. Je ne nie point qu’à ces êtres singuliers, il puisse n’y avoir ni commencement ni fin. Mais aussi ne disons-nous pas que c’est à ces êtres singuliers qu’il faut un commencement mais à leurs espèces ; nous ne disons pas non plus qu’il faut un commencement accidentel, mais un commencement essentiel. En effet, dans le cas précédent, les causes peuvent se précéder [ou se suivre] les unes les autres à l’infini, aussi bien dans le passé que dans l’avenir. Et

  1. Avicennæ Metaphysica, lib. II, tract. VI, cap. II.
  2. Avicennæ Metaphysica, lib. Il, tract. VIII, cap. I.