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L’INFINIMENT GRAND

Ce qui est vrai d’un nombre fini quelconque d’objets, est vrai d’une multitude actuellement infinie de ces mêmes objets. Tel est le principe que Nicolas Bonet aime à invoquer. Ce principe n’est, au fond, que l’axiome d’Aristote : L’infini en puissance requiert l’infini en acte. Mais Aristote usait de cet axiome pour déduire l’impossibilité de l’infini en puissance de l’impossibilité de l’infini en acte. Nicolas Bonet, comme Jean de Bassols, en use en sens contraire ; de la possibilité do l’infini en puissance, il conclut à la possibilité de l’infini en acte.

C’est ce raisonnement qui permet à Bonet de formuler cette audacieuse proposition[1] : Il n’y a aucune impossibilité à la coexistence d’un ensemble actuellement infini de causes subordonnées les unes aux autres d’une manière essentielle.

« Disons donc, tout d’abord, que les causes qui ont, entre elles, une subordination essentielle peuvent exister en acte toutes ensemble. Voici la raison de cette affirmation : Ce sont des êtres permanents ; si donc deux ou trois de ces êtres peuvent demeurer simultanément en acte, on en conclut qu’il en est de même pour tous ; en effet, si dans un nombre moindre de ces êtres on ne rencontre aucune contradiction lorsqu’on les pose simultanément en acte, on n’en rencontre pas non plus dans un nombre plus grand. C’est ainsi que raisonnent les philosophes lorsqu’ils disent ; Si deux corps peuvent coexister dans un même lieu, il en est de même de cent corps et aussi d’une infinité de corps. »

Avicenne et Al Gazâli avaient admis que des causes peuvent former un ensemble actuellement infini lorsqu’il n’y a entre elles qu’un ordre accidentel ; mais ils niaient qu’il en fût de même de causes dont l’ordre est on ordre essentiel. Nicolas Bonet entreprend de leur démontrer que la proposition qu’ils rejettent est entraînée par celle-là même qu’ils concèdent.

« Il peut y avoir, dit-il, une infinité [actuelle] de causes ordonnées d’une manière essentielle. Cette proposition est prouvée par le raisonnement suivant :

» Une infinité de causes dont l’ordre est accidentel peuvent exister simultanément. Partant, il en est de même de causes entre lesquelles existe un ordre essentiel,

» Prouvons la prémisse : Toute l’École accorde que des causes dont l’ordre est accidentel peuvent exister successivement en nom-

  1. Nicolai Boneti Physica. Lib. II, cap. IX ; Bibl. nat. ms. no 6678, fol. 124, ro et vo ; ms. no 16132, fol. 95, coll. c et d.