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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

l’année 1344, où Grégoire de Rimini rédigea son commentaire aux deux premiers livres des Sentences, la possibilité de l’infini actuel fût communément admise. Nous avons constaté, sur ce point, l’accord du carme Jean Baconthrope, des franciscains François de Mayronnes et Jean de Bassols, du dominicain Robert Holkot, de l’augustin Thomas de Strasbourg. De ce consentement presque unanime, nous allons entendre l’affirmation, et ce sera de la bouche du franciscain Nicolas Bonet.

« Il n’apparaît pas aux philosophes modernes, dit Bonet[1] que la possibilité de l’infini actuel rencontre aucune contradiction (modernis philosophis non apparet aliqua impossibilitas quin sit possibilis infinitas actualis). »

Cette affirmation de la possibilité de l’infini actuel, Bonet lui donne la plus grande extension dont elle soit susceptible.

« Il y a, déclare-t-il, deux façons d’entendre l’infinité actuelle.

» Selon l’une, il n’y a point tant d’objets qu’il ne puisse y en avoir davantage (Unus quod non sint tot quin plura possint esse). Une multitude d’objets ainsi comprise peut néanmoins être infinie ; ainsi en est-il si l’on suppose qu’il existe une infinité actuelle de pierres ou d’ânes et que d’autres pierres ou d’autres ânes puissent cependant être produits ; en une telle infinité, il n’y pas tant d’objets qu’il n’en puisse exister d’autres.

» En la seconde manière d’entendre l’infini actuel, il y a tant d’objets en acte qu’il ne saurait y en avoir plus, parce qu’ils sont tous posés en acte (quod tôt sint in actu quod non possint esse plura, quia omnia sunt actu posita). Ainsi en serait-il si toutes les pierres possibles étaient simultanément posées en acte, de telle manière qu’il fût impossible d’admettre l’existence d’une pierre nouvelle qui ne se trouvât pas comprise dans l’ensemble de ces pierres déjà posées en acte.

» L’infini conçu de la première manière paraît possible, et aussi l’infini conçu de la seconde manière. En effet, si deux, si trois objets n’ont aucune répugnance à exister simultanément d’une manière actuelle ; s’il n’y a plus de répugnance à la coexistence d’un plus grand nombre d’objets que d’un plus petit, il n’y a pas non plus répugnance à la coexistence d’une infinité de tels objets ni de l’universalité de ces objets. — Si duo vel tria non habent repugnantiam existendi in actu, nec major pluralitas quam minor, concludiiur quod nec tota universitas istorum nec infinitas. »

  1. Fratris Nicolai Boneti Physica, Lib. VII, cap. II ; Bibl. nat., fonds latin, ms no 6678, fol. 167, ro ; ms. no 16132, fol. 132, col. a.