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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE


individuelle de l’âme humaine ; soit qu’il regardât l’âme comme détruite avec le corps, selon l’opinion que lui prête Alexandre d’Aphrodisias ; Soit qu’il admît, comme Averroès l’affirmera en son nom, que toute âme vient, après la mort, se fondre en une intelligence unique, commune à toute l’humanité.

L’objection qu’Aristote n’avait même pas posée ne pouvait, non plus, causer grand souci aux philosophes païens qui lui succédèrent. Les Stoïciens rejetaient la croyance à l’immortalité de l’âme. Les Néoplatoniciens pensaient que les âmes étaient en nombre limité et qu’à chacune des révolutions cycliques du Monde, une même âme reprenait possession d’un corps semblable à celui qu’elle avait déjà occupé au cours des révolutions précédentes.

Juifs, chrétiens, musulmans, tous ceux qui croyaient à la survie individuelle de l’âme humaine et qui, en même temps, niaient la réincarnation périodique des âmes, eussent, de leur côté, regardé l’objection comme dénuée de force ; tous, ils s’accordaient à déclarer que le Monde n’était pas éternel dans le passé, qu’il avait pris commencement, qu’il y avait eu un premier homme, et donc que les âmes des défunts étaient en nombre fini.

Ce qui n’avait, jusqu’alors, embarrassé personne devait, au contraire, apparaître comme une très grave difficulté le jour où des philosophes tenteraient d’accorder, d’une part, à la Métaphysique péripatéticienne que le Monde ni le genre humain n’ont eu de commencement et, d’autre part, à leur foi religieuse, que l’âme humaine subsiste après la mort, éternellement distincte des autres âmes, et exempte de perpétuels recommencements. C’est dire qu’Avicenne et ses disciples durent, les premiers, trouver qu’il y avait contradiction entre l’impossibilité du nombre actuellement infini et l’immortalité personnelle de l’âme humaine.

Avicenne admettait que l’impossibilité de la multitude infinie actuelle n’est pas absolue ; il la fallait restreindre, selon lui, aux multitudes composées d’objets dont chacun occupe un certain lieu, une certaine situation ; elle ne s’étend pas à la multitude des âmes qui sont dénuées de toute situation.

Cette opinion d’Ibn Sinâ nous est conservée par Ibn Rochd qui, bien entendu, se garde de l’adopter. « Supposer, dit-il[1], que les âmes privées de matière sont numériquement multiples, c’est chose inconnue dans les opinions des philosophes ; pour eux, en effet, c’est la matière qui est cause de la multiplicité numé-

  1. Averbois Destructio destructionum philosophiæ Algazelis ; Disputatio prima ; réponse au 7e Ait Algazel.