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L’INFINIMENT GRAND

« D’une grandeur actuellement infinie, il est possible, tout au moins par la puissance de Dieu, de séparer une première partie finie d’un pied, par exemple, ou de deux pieds ; je demande alors si la partie restante est finie ou infinie. On ne peut dire qu’elle est infinie, car le tout étant plus grand que sa partie, il en résulterait qu’un infini actuel étant donné, un être de même espèce pourrait être plus grand, ce qui est faux et absurde. On ne peut dire non plus qu’elle est finie, car de deux grandeurs finies, on ne peut former un infini. »

Bassols répond[1] : « Lorsque vous dites : Un infini pourrait donc être plus grand qu’un autre infini du même genre ? Je dis qu’il n’y a pas d’inconvénient à cela s’il ne s’agit pas de l’infini considéré d’une manière absolue (simpliciter), de celui qui est de toute manière et sous tout rapport ; c’est ainsi qu’une ligne qui n’a de terme ni du côté de l’Orient ni du côté de l’Occident serait plus grande qu’une ligne illimitée du côté de l’Orient mais avant un terme du côté de l’Occident.

Formé à la dialectique la plus subtile par son maître Duns Scot, Bassols n’hésite pas à signaler des illogismes même dans les raisonnements du Stagirite. Il va plus loin : il accuse le Philosophe de se contredire lui-même en niant le nombre actuellement infini : « Si Aristote, dit-il[2], avait fait un tout de ses principes, il eût admis l’existence actuelle du nombre infini. Au huitième livre des Physiques, en effet, il a admis que le Monde était éternel et que les hommes s’étaient engendrés les uns les autres de toute éternité. En second lieu, il a admis que l’âme raisonnable était la forme et l’acte du corps ; le nombre des âmes est donc précisément le même que le nombre des corps humains ; on ne voit pas qu’il ait admis l’opinion absurde soutenue depuis par le Commentateur, opinion selon laquelle il n’existe qu’une seule intelligence pour tous les hommes ; l’eût-il admise que l’on pourrait, je le prétends, lui prouver efficacement le contraire, une fois supposé ou démontré que l’âme est la forme du corps humain. En troisième lieu, au troisième livre De l’âme et au seizième Des animaux, il a admis que l’âme humaine était incorruptible, qu’elle différait par sa perpétuité de ce qui est corruptible et extrinsèque. De ces trois propositions découle cette conséquence inévitable : La multitude des âmes humaines est infinie. Si donc, au troisième livre des Physiques, Aristote entend nier, comme le prétend le Commentateur, la possibilité du nombre infini actuel, il en résulte qu’il se contre-

  1. Jean de Bassols, loc. cit., fol. CCXIII, col. c.
  2. Jean de Bassols, loc. cit., fol. CCXII, col. c.