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L’INFINIMENT PETIT ET L’INFINIMENT GRAND


des grandeurs de même espèce, réellement existantes, on ne peut outrepasser une certaine limite, car le monde est borné ; c’est seulement en l’imagination des mathématiciens qu’à toute grandeur donnée, on peut toujours, par la pensée, ajouter une nouvelle grandeur.

De cette doctrine, la première proposition se trouva, de très bonne heure, mise en contradiction avec la croyance à la survie individuelle de l’âme humaine.

Aristote croyait que le Monde n’avait pas eu de commencement et qu’il n’aurait jamais de fin ; éternellement, il recommençait, à son avis, une même existence périodique. Cette doctrine même semblait contredite par l’impossibilité de la multitude actuellement infinie ; au jour où Aristote écrivait, le Monde n’avait-il pas déjà parcouru une multitude infinie de cycles, la sphère étoilée et le Soleil n’avaient-ils pas accompli une multitude infinie de révolutions ?

Ces multitudes infinies déroulées dans le temps, ces multitudes dont toutes les unités précédentes ont cessé d’exister au moment où l’unité présente se réalise, ne semblaient évidemment pas à Aristote dignes de porter le nom de multitudes infinies actuelles ; le titre d’infinies en puissance leur convenait seul, à son gré ; s’il admettait la notion d’infini en puissance, c’était précisément, comme il a soin de le déclarer[1], afin de sauvegarder ces trois vérités :

Le nombre entier peut être indéfiniment augmenté par voie d’addition.

La grandeur continue peut être indéfiniment subdivisée.

Le temps n’a pas eu de commencement et n’aura jamais de fin.

La croyance à la survie individuelle de l’âme humaine donne à l’objection une forme autrement précise et autrement instante.

Pas plus qu’au Monde, Aristote n’attribue de commencement au genre humain ; à chaque instant de la durée, il est vrai de dire qu’une infinité d’hommes sont nés, ont vécu et sont morts ; or, selon la croyance à la survie individuelle de l’âme humaine, les âmes de tous ces hommes subsistent réellement et demeurent réellement distinctes les unes des autres ; partant, à chaque instant de la durée, les âmes des défunts forment une multitude actuellement infinie d’objets distincts.

Comment Aristote eût-il résolu cette objection dont il n’a même pas fait mention ? Il l’eût, sans doute, évitée en niant la survie

  1. Aristote, Physique, I. III, c. VI.