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L’INFINIMENT GRAND

éternité créer des âmes raisonnables ; nécessairement, la création de telles âmes eût eu un commencement. Ainsi mise à nu, cette pensée d’Ockam se rapproche encore de celle de Richard de Middlelon.

Après Ockam, nul maître de renom n’osera plus nier que la multitude infinie, que la grandeur infinie soient absolument impossibles : tous affirmeront que Dieu peut produire, tout au moins, une multitude syncatégoriquement infinie d’objets distincts, une grandeur continue syncatégoriquement infinie. Mais, d’accord pour émettre cette affirmation, les doctes se sépareront ensuite en deux partis. L’un de ces deux partis, content d’avoir accordé la possibilité aux infinis syncatégoriques, la refusera à toute multitude infinie catégorique, à toute grandeur infinie catégorique ; il s’en tiendra à la doctrine de Richard de Middlelon et de Guillaume d’Ockam. L’autre parti, plus audacieux, affirmera que Dieu peut produire une grandeur infinie aussi bien qu’une multitude infinie, et cela, soit que l’on prenne le mot infini au sens syncatégorique, soit qu’on l’entende au sens catégorique.

C’est dans le premier parti, semble-t-il, qu’il faut ranger Walter Burley ; c’est dans ce parti, à coup sûr, que se place Jean le Chanoine ; celui-ci enseigne formellement, en effet[1], « que la finitude actuelle et l’infinitude potentielle conviennent à la quantité et ne lui répugnent pas ; mais que l’infinitude actuelle répugne à la quantité, et que Dieu ne peut la lui donner. »

C’est encore à ce parti-là que Durand de Saint-Pourçain s’est rallié, non sans hésitation. À cette question : Dieu peut-il produire un infini actuel, soit en nombre, soit en grandeur ? Durand répond[2] : « L’opinion qui l’affirme est assez probable ; elle a été adoptée par Avicenne, par Al Gazâii et par quelques autres ; à moi-même, elle a semblé parfois recevable. Mais il est une autre manière de répondre qui semble plus probable ; c’est que Dieu ne peut, d’une manière actuelle, produire de tels infinis, non par défaut de puissance, mais parce que la réalité répugne à cette actualisation. »

Afin de justifier la préférence que lui inspire cette dernière opinion, Durand examine avec grand soin les arguments qui ont été produits pour ou contre l’infini actuel ; en cette discussion, il

  1. Joannis Canonici Quæstiones super VIII libros physicorum Aristotelis ; lib. III, quæst. III, art. II ; éd. Venetiis, 1520, fol. 38, col. b.
  2. Durandi a Sancto Portiano Super sententias theologicas Petri Lombardi commentariorum libre quator : lib. I, dist. XLIII, quæst. II : éd. Parisiis, 1539, foll. 86-87.