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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

de toute éternité, on puisse découvrir aucune contradiction[1]. Or, de cette supposition, il semble résulter « que des infinis peuvent exister en acte ; cela est évident ; si en chacun des jours passés, Dieu avait créé une âme intelligente, » la multitude de ces âmes serait actuellement infinie.

À cette objection, le Venerabilis Inceptor fait une réponse, tirée de la distinction entre le sens composé et le sens divisé d’une même proposition ; sa réponse revêt ainsi une forme que nous n’avons rencontrée chez aucun de ses prédécesseurs. Reproduisons son raisonnement :

« Lorsqu’on dit que Dieu eût pu, chaque jour, produire une âme, cela est vrai, car chacune des propositions singulières [comprise en la proposition universelle] est vraie ; mais il n’en résulte pas qu’il eût produit une infinité d’âmes, car il eût commencé de les produire un certain jour.

» Mais, direz-vous, il eût pu, chaque jour, produire une âme ; admettons que cela ait eu lieu, et l’infinie multitude de ces âmes en résulte. Je réponds qu’en cette proposition : Chaque jour, Dieu eût pu produire une âme, il faut distinguer le sens composé et le sens divisé. Je dis que le sens composé est faux ; ce sens se doit entendre en effet de la manière suivante : « Cette proposition est possible : Tous les jours, Dieu a produit une âme. Ce sens est faux, car la multitude infinie en résulte. Au sens divisé, au contraire, la proposition universelle est vraie, car chacune des propositions singulières qui lui correspondent est vraie. Mais, une proposition vraie au sens divisé, et qui affirme une possibilité ne doit pas être posée comme réalisée. Par exemple, voici une proposition qui est fausse au sens composé : Chacune des deux parties d’une contradiction peut être vraie ; cependant, elle est véritable au sens divisé, car chacune des deux propositions singulières est véritable ; on ne peut, toutefois, la poser comme réalisée [et dire : Chacune des deux parties d’une contradiction est vraie] ; en effet, l’une des deux parties, considérées comme réalisées, doit être niée ; ainsi en est-il dans le cas qui nous occupe. »

De la forme dialectique qui la revêt, dégageons la pensée profonde d’Ockam ; elle se réduit à ceci : Dieu a bien pu créer le Monde de toute éternité ; comme une multitude infime d’objets permanents ne saurait exister en acte, il n’aurait pu, de toute

  1. Quodlibeta septem una cum tractatu de sacramento altaris Venerabilis inceptoris fratris Guilhelmi de Ockam anglici. sacre theologie magistri. de ordine fratrum minorium. Argentinæ, Anno domini Mccccxcj. Quotlib. II, quæst. V. Utrum Deus potuit mundum fecisse ab æterno.