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L’INFINIMENT GRAND

Ce qui vient d’être dit pour démontrer l’impossibilité de la multitude infinie actuelle vaut tout aussi bien contre la possibilité de la grandeur infinie actuelle : « L’existence d’une grandeur infinie actuelle[1] est impossible en soi d’une manière absolue, même à l’égard d’un pouvoir quelconque… La démonstration résulte évidemment de ce qui précède. En effet, une grandeur actuelle pose en acte toutes ses parties ; l’infini, au contraire, n’est jamais achevé, il n’a jamais toutes ses parties, car il est quelque chose de successif ; il possède une actualité mélangée de puissance, comme nous l’avons expliqué. Il résulterait donc [de l’existence de la grandeur infinie actuelle] qu’une seule et même chose posséderait en même temps toutes ses parties et ne les posséderait pas, ce qui est absolument impossible. »

Tout ce que Pierre Auriol a déclaré jusqu’ici, Richard de Middleton le lui eût volontiers accordé ; mais nous voici au point où ces deux auteurs vont se séparer l’un de l’autre. Contre Richard, mais avec toute l’École péripatéticienne, Pierre Auriol va enseigner que l’impossibilité de la grandeur infinie actuelle entraîne l’impossibilité de la grandeur infinie en puissance. Pour justifier cette conclusion, il aura recours au principe d’Aristote : Ce qui est capable d’exister en puissance est capable également d’exister en acte ; mais de ce principe, il ne pourra garder la démonstration qu’Aristote en donnait ; la croyance au pouvoir créateur de Dieu rend cette démonstration caduque, Richard de Middleton l’a montré ; ce principe, Pierre Auriol va donc s’efforcer de l’établir sur de nouveaux fondements que le dogme chrétien ne puisse plus ruiner :

Voici donc l’argumentation qu’imagine notre Franciscain.

« Il est absolument impossible, dit-il[2], et aucun pouvoir ne peut faire qu’à une grandeur soit ajoutée une autre grandeur de meme quantité, et cela à l’infini, de telle manière que n’importe quelle grandeur déterminée et donnée puisse être dépassée. Une chose, en effet, est impossible, d’où résulte une impossibilité ; or si une grandeur pouvait être indéfiniment augmentée et, par cette augmentation, progresser à l’infini, il en résulterait qu’une certaine grandeur infinie pourrait exister en acte ; or ceci a été déclaré impossible ; cela aussi, donc, est impossible, savoir qu’une grandeur puisse, par voie d’addition, croître à l’infini…

» En effet, si une grandeur peut être augmentée à l’infini, il

  1. Petri Aureoli Op. laud., Dist. XLIIII, art. II, p. 1045, col. a.
  2. Pierre Auriol, loc. cit., p. 1046, col. b, et p. 1047, coll. a et b.