Page:Duhem - Le Système du Monde, tome VII.djvu/107

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
100
LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

en niant qu’elle ait une fin, c’est la concevoir en niant qu’elle ait son achèvement et son acte ; c’est la concevoir comme inachevée et imparfaite ; or ce qui est inachevé et imparfait est en puissance. La nature de l’infinie est donc mélangée d acte et de puissance. »

Tirons les conséquences de ces principes :

« Notre seconde proposition est la suivante[1] : Il y a toujours contradiction dans les termes lorsqu’on unit ensemble l’infinitude et un certain tout permanent, lorsqu’on dit, par exemple, une multitude infinie, une infinité d’âmes, une grandeur infinie, et autres expressions semblables ; toujours, en effet, naît une contradiction si l’on soude l’une à l’autre deux notions formellement opposées, si l’on dit, par exemple, une pierre raisonnable… ou un être permanent successif. Or, dire une multitude infinie ou une infinité d’âmes, c’est dire qu’une chose permanente est successive ou qu’une chose successive demeure. Une multitude est, en effet, une quantité dont les parties sont permanentes ou sont conçues comme permanentes, ainsi que cela est démontré aux Catégories ; au contraire, nous avons montré que l’infini est ce dont les parties sont conçues, de toute nécessité, comme se succédant les unes aux autres. Dire une multitude infinie, c’est donc parler d’un certain tout dont les parties se succèdent les unes aux autres et ne se succèdent pas, demeurent et ne demeurent pas ; c’est une contradiction manifeste.

» Il est donc évident que quiconque en son intelligence fabrique une multitude infinie, en réunissant ces deux termes, conjoint des contradictoires ; par conséquent, il ne conçoit rien du tout, mais forme une association factice qui ne peut être nouée ni dans la réalité ni dans l’entendement. »

« Voici notre troisième proposition[2] : La multitude actuellement infinie ne saurait, par aucun pouvoir, être posée en acte ni hors de notre esprit, en la réalité de la nature, ni même, d’une manière simplement objective[3], en une intelligence quelconque. Cela apparaît facilement d’après ce qui a été dit. En effet, ce qui implique contradiction formelle (directe et in primo modo dicendi per se) esl absolument impossible ; ni ta puissance divine ni aucun pouvoir n’a prise sur une telle chose… Donc d’aucune manière et par aucun pouvoir, la multitude infinie actuelle ne peut être posée en la réalité. »

  1. Pierre Auriol, loc. cit., p. 1043, col. a.
  2. Pierre Auriol, loc. cit., p. 1044, col. b.
  3. Rappelons que le terme scolastique : objective équivaut à peu près à notre terme moderne : subjectivement.