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LA PHYSIQUE PARISIENNE AU XIVe SIÈCLE

suivre à l’infini, il faudrait accorder que l’existence [actuelle] du corps infini est possible. »

L’argumentation d’Henri de Gand repose tout entière, comme celle d’Aristote, sur cet axiome : La possibilité de procéder à l’infini par voie d’addition suppose l’existence de l’infiniment grand actuel. D’autre part, le Docteur Solennel, tout comme le Philosophe, admet que la division d’une grandeur peut être poussée à l’infini ; il nie cependant l’existence et la possibilité actuelle de l’infiniment petit. Pourquoi cette opposition entre l’addition indéfinie et la division indéfinie ? Notre auteur va nous le dire :

« Le Commentateur enseigne que la puissance est l’essence de la matière et de l’infini ; au contraire, la forme et le fini sont en acte. Le fini est donc semblable à la forme et l’infini à la matière. Voilà pourquoi si nous admettions que la grandeur peut croître indéfiniment, l’existence de l’infini actuel en résulterait. Lorsqu’au contraire, nous admettons que la division peut être poussée à l’infini, il n’en résulte aucune impossibilité, et en voici la cause : Toute diminution d’une chose réelle va vers le néant, et la cause de ce néant est la matière ; au contraire, toute addition va vers l’être, et la forme est la cause de l’être ; or l’infini existe entièrement par la matière comme le fini par la forme. »

De l’enseignement d’Aristote, Henri de Gand garde les conclusions essentielles ; comme le Stagirite, il nie la possibilité de la grandeur infinie en acte, et il prétend en conclure l’impossibilité même de la grandeur infinie en puissance. Mais comme il délaisse, en son argumentation, la raison profonde de la doctrine péripatéticienne ! Dans la pensée du Philosophe, l’impossibilité de la grandeur infinie, tant en acte qu’en puissance, découle, en dernière analyse, de cette affirmation : Il existe, de toute éternité une certaine quantité de matière, quantité qu’aucun acte créateur ne saurait accroître. C’est là, et non pas en l’analogie de la limitation avec la forme, de l’infini avec la matière, que gît la raison du disparate entre l’addition à l’infini et la division à l’infini. Dès là que cette raison disparaissait, dès là que le Christianisme reconnaissait à Dieu le pouvoir de créer de rien une nouvelle matière, toute la doctrine professée par les Péripatéticiens au sujet de l’infiniment grand était ruinée par la base.

Henri de Gand ne l’a pas vu. Il a enseigné que, hors des bornes de ce monde, Dieu pouvait créer un nouveau monde ou une nouvelle pierre ; il n’en a pas conclu qu’après cette pierre, il en pouvait créer une autre, puis encore une autre, et ainsi de suite sans limite ; il n’a pas reconnu que la proposition formulée par lui