Page:Duhem - Le Système du Monde, tome VI.djvu/730

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
720
LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

peut être homme ou peut être âne, il n’est point nécessaire d’admettre une humanité séparée ou une asinité séparée. Il est tout à fait inutile d’admettre ces universaux séparés, puisque l’on peut, sans eux, sauver tout ce que l’on sauve avec eux (et omnino frustra ponuntur talia, si præter ista possunt salvari quæ cum istis salvantur.) » Ne croit-on pas entendre le langage même de Guillaume d’Ockam ?

Buridan s’occupera donc[1] « uniquement des universaux et des singuliers en tant qu’ils sont des termes mentaux, c’est-à-dire des concepts par lesquels l’âme conçoit plusieurs choses à la fois d’une manière indifférente, ou bien par lesquels nous concevons chacune d’elles séparément des autres et simplement. » C’est au sujet de ces concepts universaux et de ces concepts singuliers qu’il posera et examinera la question suivante : « Le concept universel est-il connu de nous avant le concept singulier ? » La réponse qu’il donnera à cette question sera celle même de Guillaume d’Ockam : Notre intelligence conçoit d’abord et directement le singulier ; elle forme ensuite par abstraction le concept universel.

« Le sens extérieur, écrit Buridan[2], saisit son objet de telle manière qu’il est confondu avec la grandeur et la situation, qu’il est tel que cet objet apparaît à son examen, près ou loin, à droite ou à gauche ; le sens extérieur perçoit donc son objet comme désigné d’une manière singulière, ici ou là. Le sens intérieur ne peut pas davantage dépouiller l’image (species) de l’objet de cette même confusion et l’en abstraire… Le sens intérieur ne perçoit donc, lui aussi, que d’une manière singulière ; bien plus ! même lorsque nous nous souvenons, nous nous rappelons l’objet de notre souvenir en une certaine situation, comme s’il était en notre présence et offert, dans une situation déterminée, à la perception de notre sens… C’est pourquoi, au septième livre de la Métaphysique, Aristote montre fort bien que le singulier n’est pas susceptible de définition, car la définition s’appliquerait en même temps à d’autres choses [que ce singulier]. Voyez bien ce qu’Aristote dit en cet endroit, car son explication est profonde, si on l’examine bien.

» Mais il faut observer également que l’intelligence, qui est au-dessus du sens, est une vertu beaucoup plus puissante et plus

  1. Johannis Buridani Quæstiones in libros Physicorum lib. I, quæst. VII, fol. VIII, col. b.
  2. Buridan, loc, cit., fol. IX, coll. a et b.