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GUILLAUME D’OCKAM ET L’OCCAMISME

objet existant et présent ;, cela, notre auteur ne le nie point ; niais ce qu’il entend affirmer, c’est ceci : « Il y a des connaissances intuitives qui peuvent être bien que leur objet ne soit pas présent et n’existe pas (Aliqua notitia intuitiva potest esse sine actuali existentia objecti et ejus præsentia). »

Pour aboutir à cette conclusion, il donne un raisonnement qu’Ockam n’eût pas désavoué ; le voici :

« Il ne parait pas y avoir contradiction à ce qu’une chose absolue puisse exister hors l’existence d’autre chose ; or une connaissance intuitive est une certaine entité absolue ; elle pourra donc exister hors l’existence de son objet. »

Ce raisonnement prouve seulement qu’il n’est pas contradictoire d’admettre une connaissance intuitive dont l’objet n’existe pas ; il ne saurait démontrer qu’il y a, en fait, des connaissances intuitives dont l’objet n’existe pas ; cette dernière démonstration exige que l’on recoure à l’expérience ; c’est ce que va faire notre auteur ; et c’est ici qu’il va pousser beaucoup plus loin qu’Ockam ne l’eût voulu faire.

Ockam s’est efforcé de réserver à Dieu seul le pouvoir de produire la connaissance intuitive d’un objet inexistant ; à l’en croire, en l’absence de toute action surnaturelle, toute connaissance intuitive impliquait nécessairement l’existence de son objet.

Bonet va être beaucoup moins timoré ; il va admettre que, dans des circonstances purement naturelles, une foule de connaissances intuitives sont acquises encore que leurs objets soient absents et inexistants.

« On veut invoquer, dit-il[1], de multiples expériences en vue de prouver la susdite conclusion. Pour cela, on fera le raisonnement suivant : Des actes intuitifs des puissances sensitives de l’âme se peuvent produire sans que l’objet existe d’une manière actuelle ; il en est donc de même des connaissances intuitives de la puissance intellectuelle. Le raisonnement est manifestement concluant. La prémisse est prouvée par une foule d’expériences. »

Les expériences qu’énumère notre auteur, ce sont, tout d’abord, de nombreux exemples d’hallucinations. Puis viennent les diverses illusions qui accompagnent les songes[2]. « Enfin, on invoque d’autres expériences : Celle de l’homme assis dans un bateau qui

  1. Nicolas Bonet, loc cit., ms. no 6678, fol. 35, vo et fol. 36, ro ; ms. no 16132, fol. 24, coll. a et b.
  2. Nicolai Boneti, Op. laud., lib. II, cap. XXm ; ms. no 6678, fol. 36 ? ro et vo ; ms. no 16132, fol. 24, coll, b et c.