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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

absent ou qu’il ne le soit pas] (alia absens, et per modum absentis, [sive sit absens sive non][1]). »

La pensée de Nicolas Bonet s’affirme maintenant avec une entière clarté.

Ce qui distingue essentiellement la connaissance abstraite de la connaissance intuitive, c’est ce caractère : Celle-ci implique un jugement d’existence et de présence de l’objet connu ; celle-là ne juge aucunement de l’existence ou de la non-existence de son objet. Mais que l’objet lui-même existe ou n’existe pas, qu’il soit présent ou ne le soit pas, cela n’est condition nécessaire ni pour l’une ni pour l’autre des deux connaissances ; l’objet d’une connaissance abstraite peut fort bien exister d’une existence actuelle et présente ; l’objet d’une connaissance intuitive peut être absent et inexistant.

Qu’il puisse y avoir connaissance intuitive, alors que l’objet de cette connaissance est absent et inexistant, Nicolas Bonet l’a, jusqu’ici, supposé ; il va maintenant l’établir[2].

Non pas qu’il veuille prétendre que n’importe quelle connaissance intuitive puisse avoir lieu alors que l’objet connu n’existerait pas. Certaines connaissances intuitives, au contraire, requièrent nécessairement l’existence de l’objet connu.

Ainsi, nous savons intuitivement ce que c’est qu’être, nous avons la connaissance intuitive de la quiddité de l’être (quidditas entis) ; mais cette connaissance ne peut être en l’absence de son objet ; pour qu’elle puisse être, il faut que quelque chose soit, ne serait-ce que cette connaissance même ; « si cette connaissance existe, l’être existe nécessairement, car il est essentiellement contenu en cette connaissance. »

En second lieu, « la connaissance intuitive par laquelle une intelligence seconde [c’est-à-dire créée] comprend sa propre existence, ne peut être sans que son objet existe. » — Cogito, ergo sum, dira Descartes.

Enfin Nicolas Bonet admet que les intelligences créées ont une connaissance intuitive de l’Intelligence première ; de cette connaissance intuitive-là l’objet ne peut, non plus, être absent, « car l’intelligence première ne peut pas ne pas être présente. »

Il y a donc des connaissances intuitives qui portent sur un

  1. Nous avons ajouté ici les mots entre [ ] qui n’étaient pas dans le texte, mais que contenait la définition de la connaissance abstraite donnée au précédent chapitre.
  2. Nicolai Boneti Op. laud., lib. II, cap. XIX, ms. no 6678, fol. 35, vo ; ms. no 16132. fol. 23, col. d, et fol. 24, col. a.