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GUILLAUME D’OCKAM ET L’OCCAMISME

Il est clair qu’Ockam joue sur les mots ; il définit l’évidence d’une proposition comme étant la conformité de cette proposition avec la réalité ou, en d’autres termes, la véracité de cette proposition ; assurément, alors, il ne peut y avoir d’évidence trompeuse. Mais celui qui formulait l’objection entendait le mot évidence dans un autre sens ; il appelait évidence ce caractère par lequel une proposition ravit d’emblée notre assentiment ; ce sens n’admettait pas l’échappatoire d’Ockam.

Celui-ci, d’ailleurs, était trop fin pour ne point sentir que sa réponse éludait la difficulté sans la faire évanouir. « Dieu donc, disait-il, ne peut causer une telle connaissance évidente. Toutefois, il peut causer un acte de croyance par lequel je crois qu’une chose est présente alors qu’elle est absente. »

Lorsqu’il commentait les Sentences, Ockam ne connaissait pas ces hésitations ; voici en quels termes formels il s’exprimait alors[1] :

« Je dis donc que la connaissance intuitive et la connaissance abstraite diffèrent par elles-mêmes, et non par leurs objets ou par quelque cause que ce soit parmi celles qui les produisent, bien que la connaissance intuitive ne puisse pas exister naturellement hors de l’existence de la chose, qui est une cause efficiente médiate ou immédiate de la connaissance intuitive, comme on le dira plusloin. Quant à la connaissance abstraite, elle peut exister naturellement alors même que la chose est purement et simplement détruite…

» Il résulte de là qu’il peut y avoir connaissance intuitive, tant sensible qu’intellectuelle, d’une chose qui n’existe pas ; cette conclusion, je la prouve autrement que je ne l’ai fait précédemment, et cela de la manière suivante : Toute chose absolue qui, par le lieu qu’elle occupe et par le sujet au sein duquel elle réside, est distincte d’une autre chose absolue peut, par la paissance divine, exister sans cette dernière. En effet, si Dieu voulait détruire une chose absolue qui existe au ciel, il paraîtrait invraisemblable qu’il fût contraint de détruire eu mémo temps une autre chose qui existe sur terre. Mais la vision intuitive, tant sensible qu’intellectuelle, est une chose absolue, distincte par le lieu qu’elle occupe et par le sujet dans lequel elle réside, de l’objet [qui est vu]. Si, par exemple, je vois intuitivement une étoile qui existe au ciel, cette vision intuitive, qu’elle soit sensible ou intellectuelle, est une chose absolue, distincte, par le lieu qu’elle occupe et par le sujet dans lequel elle réside, de l’objet qui est vu ; cette vision peut donc demeurer alors que l’étoile serait détruite…

  1. Magistri Guilhelmi de Ockam Quæstiones in libros Sententiarum, Lib. I, prologus, quæst. I, GG et HH ; éd. Lugduni, 1495 ; fol. sign. aiiij, col. d.