Page:Duhem - Le Système du Monde, tome VI.djvu/652

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
642
LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

apprenne si une chose est ou n’est pas. Sommes-nous assurés, du moins, que nous avons, des qualités sensibles, cette connaissance intuitive ? Ici, la théorie de la connaissance exposée par Ockam va rencontrer une grande difficulté.

De son premier principe : Dieu peut produire tout ce dont la production n’implique aucune contradiction, Ockam avait, tout d’abord, déduit ce corollaire[1] : « Dans l’ordre de la cause efficiente, Dieu peut tout ce que peut la cause seconde. » Ce corollaire entraînait une conséquence que le disciple anonyme formulait en ces termes[2] :

« Il dit [au sujet de la connaissance intuitive et de la connaissance abstraite] que Dieu peut les causer immédiatement l’une et l’autre dans l’esprit, à titre de cause totale ; ainsi donc, par Dieu, la connaissance intuitive peut être causée sans que l’objet soit présent ; causée par la présence de l’objet, elle pourrait, sans l’objet, être conservée par Dieu. Cependant, d’une manière naturelle, elle n’est point causée [ni conservée] sans la présence de l’objet. »

Qu’est-ce à dire ? Lorsque la connaissance intuitive nous oblige à donner notre assentiment à ce complexe : Cette chose existe, il se peut qu’elle nous trompe, et que la soi-disant évidence de cette connaissance soit une piperie. En faisant de Dieu un être dont la non-contradiction seule arrête la toute-puissance, dont la toute-puissance n’est pas bornée par la sagesse et la bonté, dont la toute-puissance n’est pas incapable de mensonge, Ockam devait achopper à cette redoutable objection.

Cette objection, il l’avait déjà rencontrée au cours de ses discussions quodlibétiques[3]. Voici par quel artifice, merveille de rouerie dialectique, il avait essayé d’y échapper :

« Dieu ne peut causer en nous une connaissance de telle nature qu’il nous apparaisse évidemment par cette connaissance qu’une chose est présente, alors qu’elle est absente ; cela, en effet, implique contradiction, car l’évidence d’une connaissance implique que tout se passe en la réalité comme en la proposition à laquelle on donne son assentiment ; et par conséquent, puisque la connaissance évidente de cette proposition : cette chose est présente, implique que cette chose soit présente, il faut qu’elle soit présente ; autrement il n’y aurait pas de connaissance évidente. »

  1. Op. laud., Cap. I, conclusio 2a ; ms. cit., fol. 121, col. a.
  2. Op. laud., Cap. II, conclusio 28a ; ms. cit., fol. 129, col. c.
  3. Magitri Guilhelmi de Ockam Quodlibeta septem ; quodlib. V, quæst. V.