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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

sance abstraite n’est pas naturellement apte à décider de l’existence ou de la non-existence ; cela est vrai de la chose ou du concept simple qui lui est propre. »

« D’après cela, il pose[1] que la connaissance première d’uue chose, en elle-même ou dans le concept simple qui lui est propre, c’est la connaissance intuitive de cette chose ; en voici la raison : Nous ne constatons pas par l’expérience que nous connaissions en elle-même ni dans le concept simple qui lui est propre une chose dont uous n’ayons pas eu la connaissance intuitive.

« D’après cela, il pose[2] qu’aucune chose ne peut nous conduire à la connaissance première d’une autre chose considérée en elle-même ou dans le concept simple qui lui est propre. En effet, nous éprouvons par l’expérience que nous avons beau connaître une chose, nous n’avons pas, pour cela, d’une autre chose, connaissance de la manière qui vient d’être dite, à moins que nous n’ayons la connaissance intuitive de cette dernière chose.

» La même vérité se peut prouver par raisonnement ; s’il arrivait, en eftet, qu’une chose nous put conduire à la connaissance intuitive d’une autre chose, ce serait assurément en raison de la ressemblance de la première chose avec la seconde… Mais j’ai beau connaître un homme qui ressemble trait pour trait à un certain sarrazin, il n’en résulte pourtant pas que je connaisse ce sarrazin ; bien plus, j’ignore si un tel sarrazin existe ou n’existe pas. »

Nous venons d’entendre l’affirmation qui joue, en la théorie occamiste de la connaissance, le rôle essentiel : De la connaissance intuitive d une première chose, il nous est impossible de conclure à l’existence d’une seconde chose dont nous n’avons pas la connaissance intuitive. Contre une telle affirmation, les objections devaient surgir, pressantes et nombreuses ; en voici une :

  1. Op. laud., Cap. II, conclusio 18a ; ms, cit., fol. 129, col. a.

    La même pensée se trouve exprimée par Ockam, bien qu’avec une atténuation, dans les Quæstiones in libros Sententiarum (Lib. I, prologus, quæst. I ; ed. Lugduni, 1485, dernier fol. avant le fol. sign. b, col. d) : « Toute connaissance abstraite d’une chose quelconque connue par voie naturelle (naturaliter) présuppose la connaissance intuitive de cette même chose ; la raison en est qu’aucune intelligence ne peut acquérir naturellement la connaissance d’une chose si ce n’est au moyen de cette chose, moyen requis en tant que cause efficiente partielle ; mais toute connaissance pour laquelle l’existence de la chose est nécessairement exigée est une connaissance intuitive ; donc la connaissance première d’une chose est intuitive. Dieu peut, cependant, causer la connaissance abstraite de la divinité et des autres choses sans connaissance intuitive préalable, et cette connaissance abstraite de la divinité peut être communiquée au voyageur d’ici-bas. »

  2. Op. laud., Cap. II, conclusio 19a ; ms. cit., ibid.