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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

choses extérieures que les sens perçoivent ; telle n’est pas la pensée d’Ockam ; de la connaissance intuitive, il se garde bien d’exclure les données de la perception interne ; c’est ce qu’il prend soin de déclarer très formellement au début de son commentaire aux Sentences.

« Il est évident, écrit-il[1] que notre intelligence, en l’état où nous nous trouvons durant cette vie, ne connaît pas seulement les choses sensibles, mais qu’elle connaît aussi, d’une manière intuitive et particulière, certaines choses intelligibles, qui ne tombent aucunement sous le sens, qui n’y tombent pas plus qu’une substance séparée ne tombe sous le sens ; de ce genre sont les conceptions intellectuelles (intellectiones), les actes de volonté, la joie, la tristesse, et autres choses de cette sorte ; ces choses, l’homme peut constater par expérience qu’elles existent en lui ; et, cependant, elles ne nous sont pas sensibles. »

Que la connaissance intuitive puisse avoir pour objets nos actes intellectuels eux-mêmes, c’est vérité dont il faut se souvenir si l’on veut comprendre exactement ce que Guillaume d’Ockam va nous dire de la connaissance abstraite ; ses propos compléteront ce qu’à ce sujet, les indications de son disciple avaient d’un peu sommaire.

« Il faut savoir, dit-il[2], que le terme : connaissance abstraite peut s’entendre de deux manières.

» D’une première manière, on entend qu’elle se rapporte à une chose qui a été abstraite d’un grand nombre d’objets singuliers ; en ce sens, la connaissance abstraite n’est rien d’autre que la connaissance d’un certain universel susceptible d’être abstrait de beaucoup de choses ; de cet universel, nous parlerons plus loin.

» Si l’universel est une véritable qualité existant en l’âme qui en est le sujet (vera qualitas existens in anima subjective), opinion qui peut être tenue avec probabilité, on devra accorder ceci : Cet universel peut être vu d’une manière intuitive, et, [pour un tel universel,] la connaissance intuitive et la connaissance abstraite sont une même connaissance ; ni l’une ni l’autre ne se distingue de celle qui lui est opposée.

» D’une autre façon, la connaissance est dite abstraite en tant qu’elle fait abstraction de l’existence ou de la non-existence de la chose connue, et des autres conditions qui arrivent à cette

  1. Magistri Guilhelmi de Ockam Quæstiones in libros Sententiarum, lib. I, prologus, quæst. I, HH ; éd. Lugduni, 1485, fol. sign. aiiij, col. d.
  2. Guillaume d’Ockam, loc. cit., Z ; éd. cit., fol. sign. aiiij, col. a.