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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

des conclusions. Cela résulte de ce qui a été dit, car à des choses connaissables différentes correspondent, comme on l’a montré ci-dessus, des sciences différentes ; et de choses connaissables spécifiquement distinctes, les connaissances sont spécifiquement distinctes. Mais en tout principe, il y a un terme incomplexe qui se distingue des termes incomplexes des conclusions, car le moyen terme n’entre pas dans la conclusion. »

Nous venons d’assister à un émiettement, à une pulvérisation des sciences ; chaque conclusion énoncée est l’objet d’une science propre et autonome. S’il reste quelque unité à une science, à la Physique par exemple, ce n’est qu’une unité d’aggrégat, semblable à celle d’un tas de cailloux. Ockam n’hésitait pas à le proclamer[1] : « Les mots : numériquement un peuvent être pris en deux sens différents. D’une première manière, ils peuvent être pris au sens strict ou propre ; en ce sens, est dit numériquement un ce qui, de soi, est un, c’est-à-dire ce qui est simple… D’une seconde manière, les mots : numériquement un sont pris dans un sens large et impropre, pour signifier un aggregat d’un grand nombre de choses qui sont distinctes les unes des autres, numériquement ou spécifiquement, et qui, en dépit de cette unité-là, ne forment pas une chose une par elle-même ; de cette façon, un tas de cailloux peut être dit numériquement un, parce qu’il est un seul tas et non plusieurs tas… C’est de cette seconde manière que la Physique est numériquement une et non de la première. »

Cet émiettement de la Science résulte d’un principe dont Ockam est fortement convaincu et dont les conséquences sont graves. Au gré de la plupart des grands scolastiques qui l’avaient précédé, une chose, une pierre par exemple, a une quiddité ; cette pétréité (petreitas) est quelque chose d’universel, de commun à toutes les pierres ; lorsque nous percevons une pierre particulière, ce n’est point cette pierre singulière que notre intelligence conçoit ; c’est la quiddité universelle de la pierre, la pétréité ; c’est le rôle de l’intelligence active d’abstraire cette quiddité des données sensibles ; cette quiddité, la définition de la pierre la fait connaître ; tous les attributs de la pierre y sont virtuellement contenus, en sorte que l’esprit n’a plus qu a les en tirer ; en déduisant do la définition de la pierre toutes les prédications qui peuvent être affirmées du sujet, l’esprit compose une science ; cette science

  1. Magistri Gulielmi de Ockam Summulæ in libros Physicorum, Pars la, cap. I.