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GUILLAUME D’OCKAM ET L’OCCAMISME

il ne faut point l’admettre, car on ne doit rien supposer sans nécessité ni cause. Je répondrai qu’il est une foule de choses qu’il faut supposer bien qu’elles n’aient pas de causes connues, et cela en vertu des expériences et des raisonnements ; par l’expérience, et par le raisonnement pris a posteriori, nous sommes conduits à admettre beaucoup de choses dont nous ignorons cependant les causes, soit qu’elles n’aient pas de cause, soit qu’elles en aient que nous ignorons, comme il arrive dans le cas proposé. En effet, en vertu des expériences et des raisonnements, nous devons supposer que la matière et la forme concourent à la constitution du composé. »

Voilà une notion de la Science qui diffère singulièrement de celle qu’Aristote définissait lorsqu’il écrivait, aux Seconds Analytiques[1] : « Nous croyons connaître une chose non pas à la manière des sophistes, par ses accidents, mais d’une manière absolue, lorsque nous pensons connaître la cause en vertu de laquelle la chose est, savoir qu’elle est la cause de cette chose, savoir enfin qu’il n’en peut être autrement. Ἐπιστασθαι δὲ οἰόμεθ’ ἕκαστον ἁπλῶς, ἀλλὰ μὴ τὸν σοφιστικὸν τρόηον τὸν κατὰ συμβεβηκός, ὅταν τὴν τ’ αἰτίαν οἰώμεθα γινώσκειν δι’ ἣν τὸ πρᾶγμά ἐστω, ὅτι ἐκείνου αἰτία ἐστί, καὶ μὴ ἐνδέχεσθαι τοῦτ' ἄλλως ἔχειν. » Non, Ockam ne croit pas que la Physique ait pour objet de connaître les causes d’où résultent les choses mobiles et changeantes ; ces choses, elle se borne à les résoudre en principes hypothétiques qu’elle pose en vertu de raisonnements a posteriori dont l’expérience fournit le point de départ.

Or, comment Ockam conçoit-il l’opération intellectuelle par laquelle, à partir de l’expérience, on est conduit à poser l’existence de tels principes ? Fort souvent, surtout en ses Quodlibeta, il emploie, pour énoncer la majeure de ce raisonnement a posteriori, un mot qui est singulièrement révélateur de sa pensée ; il faut, dit-il, sauver (salvare) les effets que l’expérience manifeste. « Un concept relatif[2] suffit, ici, à sauver tout ce qui apparaît (sufficit ad salvandum omnia apparentia). »

Sauver les apparences (salvare apparentias, σώζειν τὰ φαινόμενα), c’est une manière de parler que, depuis longtemps, les astronomes ont accoutumé d’employer ; les excentriques et les épicycles au moyen desquels ils construisent leurs hypothèses n’ont, pour se faire admettre, d’autre titre à invoquer que l’aisance et la perfection avec lesquelles ils sauvent les phénomènes ; Saint Thomas

  1. Aristotelis Analytica posteriora, lib. I, cap. II.
  2. Guilhelmi de Ockam Quodlibeta, Quodlib. VI, quæst. XIV.