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GUILLAUME D’OCKAM ET L’OCCAMISME

la possibilité logique, la non-absurdité, qu’on peut, mais par locution vicieuse, nommer aussi une manière d être, un esse.

« Il faut savoir, dit-il[1], que le mot être peut être pris en des sens différents, soit dans le sens d’exister, soit dans le sens où il est exactement équivalent à celui d’être (ens) à qui il ne répugne pas d’exister en la nature des choses ; en ce dernier sens, il n’est pas fort usité… Dans le sens où être (esse) est la même chose qu’un être (ens) auquel il ne répugne pas d’exister en la nature des choses, il n’est pas reçu par les auteurs ni, surtout, par les saints ; quelques personnes, cependant, emploient ce langage impropre. »

Ce qu’on nomme être intelligible et être connu d’une créature n’est absolument rien d’autre que cette créature elle-même ; ni cet être-ci ni cet être-là n’ont, hors de la créature, la moindre réalité ; ils ne sauraient donc, comme on se l’imagine, être nécessaires et éternels tandis que la créature serait contingente et aurait commencé dans le temps ; voilà ce que Guillaume ne cesse de proclamer. Recueillons quelques-unes de ces déclarations en ce sens :

« L’être d’une créature, tel qu’il se trouve représenté en l’intelligence, n’est pas plus une entité positive que la créature elle-même n’est, de toute éternité, une entité positive… Dira-t-on que l’être intelligible d’une créature peut être réel alors même que la créature ne serait pas chose réelle, parce que cet être intelligible n’est pas la même chose que la créature ? Il faut répondre que si une créature, une pierre, par exemple, n’est pas quelque chose de réel, son être intelligible n’est pas, non plus, quelque chose de réel ; l’être intelligible de la pierre, en effet, ne saurait différer de la pierre elle-même, à moins qu’il ne soit antérieur à la pierre elle-même ; et, dans un cas comme dans l’autre, l’être intelligible de la pierre ne peut pas être réel si la pierre n’est pas réelle.

» Je dis donc que tous les arguments de ce genre procèdent d’une fausse imagination ; on imagine que, par là qu’elle est connue, la pierre acquiert une sorte d’être, quelque chose comme une existence diminuée ; cela est manifestement faux. Parce que je vois la couleur de ce mur, cette couleur n’acquiert absolument rien qui soit ni parfait ni diminué ; par le fait que je désire une chose future, rien ne se trouve acquis à cette chose. Il en est de même lorsque Dieu connaît la pierre ; hors Dieu qui connaît et la pierre qui est connue, il ne faut absolument rien imaginer d’autre…

  1. Gulhelmi de Ockam Op. laud., lib. I, dist. XXXVI, quæst. unica.