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LE REFLUX DE L’ARISTOTÉLISME

connaissance propre et précise de ccs choses singulières ; celle-là est première, immédiate et intuitive au même titre que celle-ci.

Est-ce un esprit assez pleinement anglais que cet esprit d’Ockam, au gré de qui nulle connaissance n’est claire, propre et précise si elle n’est connaissance intuitive et immédiate d’une chose singulière et concrète, qui tient que généralité est synonyme de confusion, qui nie l’existence même de l’abstraction ? Peut-on concevoir raison plus opposée à la raison hellène, à la raison des Platon et des Aristote qui semblait jusqu’alors, aux philosophes grecs, arabes ou chrétiens, le type auquel toute raison humaine se devait conformer ? Et peut-on s’étonner que le Péripatétisme d’un Aristote et le Néo-platonisme d’un Avicenne aient rencontré l’un et l’autre dans Ockam un implacable adversaire ?


III
Ockam et la distinction entre l’essence et l’existence

Il n’y a pas d’autre existence que l’existence des choses concrètes et singulières ; c’est le principe qui a guidé Ockam dans sa discussion du problème des universaux ; c’est celui dont il va faire usage pour traiter de la distinction entre l’essence et l’existence.

Thomas d’Aquin et Henri de Gand avaient, hors de l’existence actuelle, de l’esse existentiæ, posé une existence essentielle, un esse essentiæ, mais cette complication n’avait pas suffi aux Scotistes ; ceux-ci en étaient venus à subdiviser, à son tour, l’existence essentielle, et à y distinguer l’existence créable (esse creabile), 1 existence intelligible (esse intelligibile), l’existence connue (esse intellectum vel cognitum). Nous avons entendu François de Meyronnes traiter de ces diverses existences, peser quel degré de réalité on doit attribuer à chacune d’elles, examiner si chacune déliés est éternelle, nécessaire, produite par Dieu. La très fine analyse de François le met en garde contre l’illusion qui verrait en chacune de ces existences autant d’existences réelles ; d’autres, moins subtils, donnaient dans cet excès et, de l’esse creabile, de l’esse intelligibile, de l’esse cognitum, faisaient autant d’existences douces d’une réalité véritable, encore que diminuée.

À cette débauche de réalisme, Guillaume d’Ockam oppose l’enseignement de Duns Scot et de Pierre Auriol, qui est, en même temps, l’enseignement du bon sens ; hors de l’existence réelle et actuelle, il n’y a aucune manière d’être à considérer, si ce n’est